Les «vieux», acteurs de la prévention face à la Covid-19 au Sénégal

Publié le 6 janvier 2021

Un fidèle âgé d’une mosquée se lave les mains avant la prière le premier jour de la levée de l’interdiction sur les rassemblements, le 12 mai 2020 à Dakar. – © John Wessels/AFP

En Europe, les personnes âgées sont essentiellement présentées comme les premières victimes de la pandémie. «The Conversation» nous emmène en Afrique de l'Ouest, où les choses semblent bien différentes. Un dépaysement bienvenu alors que nous sommes terriblement concentrés sur nous-mêmes en cette période mouvementée.

Gabriele Laborde-Balen, Institut de recherche pour le développement (IRD); Bernard Taverne, Institut de recherche pour le développement (IRD) et Khoudia Sow, Institut de recherche pour le développement (IRD)


La forte proportion de formes graves et de décès liés à la Covid-19 chez les personnes âgées – 60 ans et plus – a été signalée par l’Organisation mondiale de la santé dès l’apparition de l’épidémie en Chine. Les autorités sanitaires du Sénégal avaient très tôt reconnu la nécessité de protéger les personnes âgées considérées comme plus vulnérables.

Comment ces personnes âgées ont-elles vécu le phénomène épidémique? Comment ont-elles réagi face aux mesures de restrictions, et à l’évocation répétée de leur vulnérabilité médicale?

Une étude anthropologique, composante du programme Ariacov, a été menée au Sénégal de mars à décembre 2020. Elle est basée sur l’analyse de «journaux de l’épidémie» rédigés par dix enquêteurs répartis dans diverses localités du pays et sur les témoignages d’une quarantaine de personnes âgées vivant à Dakar et en banlieue.

Les conditions de logement et la place des personnes âgées dans les ménages

Au Sénégal, la proportion des personnes âgées de 60 ans et plus est peu élevée: elles représentent 5,6 % de la population, et les 70 ans et plus, 2,2 %. La place et le rôle des personnes âgées dans les ménages urbains sont particuliers. A Dakar, selon le rapport 2020 de l’Agence nationale de la statistique et de la démographie, 74 % des individus vivent dans des ménages de six personnes ou plus; 68 % des individus vivent dans des logements surpeuplés (deux personnes ou plus partagent une seule pièce). La cohabitation intergénérationnelle est fréquente: la quasi-totalité des personnes âgées vivent avec d’autres adultes (Golaz & Antoine 2018).

Les conditions de vie des personnes âgées sont précaires. Moins du tiers d’entre elles disposent d’une pension de retraite leur permettant de contribuer à l’économie domestique. Celles qui n’ont pas de pension travaillent le plus longtemps possible avant d’être prises en charge par leurs proches. En cas de maladie, la faible efficacité du dispositif de protection sociale entraîne leur totale dépendance à l’égard des plus jeunes, alors qu’un tiers de la population est considérée en situation de pauvreté monétaire.

Les dépenses de santé sont ainsi l’une des principales préoccupations des personnes âgées. Bien que les personnes âgées soient, en proportion, peu nombreuses, le thème de leur vulnérabilité spécifique par rapport à la Covid-19 a donc concerné un grand nombre de ménages.

Les personnes âgées au centre de la circulation des informations dans les ménages

Dès la diffusion des premières informations sur l’épidémie, les personnes âgées se sont intéressées à l’événement. Elles se sont mises à suivre très attentivement les nouvelles diffusées par la presse nationale, via les radios et télévisions.

Un des rédacteurs confie:

«Ma grand-mère suit sans arrêt les informations, elle est tout le temps scotchée sur sa petite radio et elle partage ces infos avec la famille.»

Le caractère cérémonieux et dramatique du communiqué de presse matinal diffusé par le ministère de la Santé, qui détaille chaque jour le nombre de nouveaux cas, puis les décès et les localités concernées, a été rapidement considéré comme une marque de la gravité de la situation.

Dans les premières semaines, il était attendu et écouté avec attention: «à l’approche de 10, je n’ai aucune occupation, j’attends impatiemment le communiqué», témoignait un homme de 70 ans au mois de mars; un observateur rapporte:

«Au village, à partir de 10h, tout le monde se place autour de la radio et attend le communiqué sur les cas de corona.»

La messagerie instantanée WhatsApp a été aussi communément utilisée par nombre de personnes âgées pour partager des informations sur l’épidémie, démultipliant les sources d’informations en favorisant les échanges personnalisés avec les membres de la famille résidant à l’étranger, dans différents pays alors fortement touchés par l’épidémie.

Dans le contexte d’inquiétude croissante des premières semaines, des regroupements familiaux autour du chef de famille ou de la personne âgée se sont organisés dans les ménages pour partager les informations, confronter les opinions, et décider des attitudes à avoir: «à 17 h, nous voilà tous réunis dans la chambre du grand-père pour partager les nouvelles de la journée.»

L’annonce du premier décès lié à la Covid-19, le 31 mars 2020, a suscité une inquiétude d’autant plus vive chez les personnes âgées qu’il s’agissait de M. Papa Mababa Diouf dit Pape Diouf, alors âgé de 68 ans, qui était une célébrité nationale (ancien président du club de football de l’Olympique de Marseille). À travers cet homme connu de tous, la menace devenait plus proche, exacerbant l’inquiétude des personnes âgées. Un jeune homme rapporte:

«La peur et le stress se lisent sur les visages de mes deux parents, surtout celui de mon père.»

Un autre observe:

«Mon grand-père semble choqué par le décès de Pape Diouf. Il dit qu’il ne s’y attendait pas. Il nous dit que “68 ans ce n’est pas un vieux!”»

Les personnes âgées garantes de l’application des mesures sanitaires

L’inquiétude des personnes âgées face à la maladie a favorisé leur adhésion initiale aux diverses mesures sanitaires. Dans les ménages, nombre de personnes âgées ont investi une position d’autorité pour faire appliquer les consignes sanitaires: la surveillance des entrées et des sorties de l’habitation, le lavage des mains, le nettoyage du logement, ont été scrupuleusement contrôlés.

Des personnes âgées rappelaient aux plus jeunes les recommandations et parvenaient à imposer une discipline collective stricte:

«Mon grand-père nous a tous informés qu’à partir de 20 h l’appartement sera fermé à clé.»

Les personnes âgées ont été dans l’ensemble favorables à la plupart des mesures sanitaires, y compris celles qui paraissaient avoir le plus d’impact sur leurs pratiques sociales, telles la fermeture des mosquées ou l’interdiction des regroupements se traduisant par l’impossibilité de participer à divers rites sociaux (baptêmes, mariages, cérémonies funéraires), ou le renoncement aux prières à la mosquée, y compris lors de la fête la Tabaski.

Pour les femmes âgées, dont la vie sociale est rythmée, tout au long de l’année, par les cérémonies familiales, ces interdictions de regroupement ont souvent entraîné un isolement. Les hommes âgés ont été un peu moins affectés par la disparition de ces espaces de socialisation, car ils étaient davantage présents dans l’espace public, notamment au travers des activités professionnelles qui, bien que réduites, ont été souvent maintenues.


Thierno Mamoudou, une personne âgée, se tient à côté de son étal à Dakar, le 22 avril 2020. Il reconnait les risques liés à la pandémie, mais est obligé de travailler pour subvenir à ses besoins. © John Wessels/Afp

L’érosion de l’autorité, la sélection des mesures sanitaires pour protéger les personnes âgées

Dès la fin du premier mois de l’état d’urgence (avril 2020) la lassitude face aux mesures sanitaires est présente dans la plupart des ménages. La peur de la maladie persiste, elle est alimentée par le décompte quotidien du nombre des «cas communautaires»; leur variation est au centre des conversations.

Une sorte de décalage s’installe entre la peur et l’expérience quotidienne de la maladie dont la gravité ne paraît pas si alarmante, notamment pour les jeunes qui ont alors tendance à moins respecter les règles de distance: «J’ai tendu à plusieurs reprises la main à mon grand-père qui me rappelle que le coronavirus est encore là», témoigne un jeune homme (29 mai). «Dans la rue, un monsieur qui habite le quartier interpelle des jeunes “portez vos masques s’il vous plaît. Soyez plus compréhensifs avec vos parents et vos grands-parents à la maison”» (13 juin).

L’autorité avec laquelle les personnes âgées faisaient respecter les mesures sanitaires s’érode: «Ma grand-mère se fâche parce que mon frère est sorti. Au début on se taisait, maintenant on se cache quelque part pour rire, tellement cela ne nous fait plus rien», reconnaît une jeune femme (8 avril).

Quatre mois après le début de l’épidémie, la maladie Covid semblait déjà ne plus être le sujet dominant dans les ménages: «Les commentaires sur l’évolution de la maladie sont très rares, on est fatigués de discuter du corona» (29 juillet); «Mon grand-père n’aborde plus le sujet de la Covid, mais plutôt le manque de clients, les difficultés des transports en commun» (1 septembre). Certaines mesures sanitaires (l’utilisation du gel; le lavage des mains) ont été peu à peu délaissées.

Mais une vigilance collective, de la part des personnes âgées et des jeunes adultes, persiste souvent. En effet, les lieux de rassemblement continuent à être considérés par tous comme des espaces de possible contamination. La participation des membres des ménages à ces rassemblements est soumise à une décision collective.

Ce fut notamment le cas pour la participation au grand rassemblement religieux du Magal de Touba en octobre 2020. De nombreuses personnes âgées ont pris l’initiative de ne pas s’y rendre: «D’habitude, mon père, 68 ans, allait à Touba, mais cette année, il n’y est pas allé à cause du coronavirus.» Des adultes plus jeunes ont pris la même décision «pour ne pas faire courir de risque à ma grand-mère». Des chefs de famille âgés ont déconseillé voire interdit à leurs enfants ou petits-enfants de s’y rendre du fait de l’épidémie.

Fin novembre 2020, l’épidémie de Covid semble disparaître des préoccupations quotidiennes, notamment chez les plus jeunes. Bien que les personnes âgées aient repris la plupart de leurs activités sociales, elles restent dans l’ensemble encore vigilantes et respectueuses des «mesures barrières», notamment du port du masque.

Les personnes âgées actrices de la prévention

A l’inverse des sociétés européennes où la moyenne d’âge est nettement plus élevée, la faible proportion des personnes âgées en Afrique marginalise leurs problèmes de santé. Néanmoins, on constate que l’attitude des familles est globalement marquée par le souci de protéger leurs aînés.

La presque totalité des personnes âgées vit avec des membres plus jeunes de leur famille (enfants et petits-enfants). Même s’ils contribuent peu ou plus à l’économie domestique, un rôle de chef de ménage leur est souvent reconnu, en tant qu’autorité morale liée à leur statut d’aîné.

La crainte de la maladie, pour eux-mêmes et leurs proches, les a conduits à investir un rôle d’acteur dans la prévention en tant que garants de l’application des mesures sanitaires domestiques. Dans la perspective d’une large mobilisation communautaire, leur rôle, leur attitude et leur position dans les familles en font des «alliés naturels» que l’on gagnerait à associer à la lutte contre l’épidémie.


Avec la contribution de: Alioune Diagne, Halimatou Diallo, Mariama Diedhiou, Fatou Diop, Maïmouna Diop, Seynabou Diop, Oumou Kantome Fall, Aminata Niang, Bintou Rassoul Top, Souleymane Sow.The Conversation

Gabriele Laborde-Balen, Anthropologue, Centre Régional de Recherche et de Formation à la prise en charge Clinique de Fann (CRCF, Dakar), Institut de recherche pour le développement (IRD); Bernard Taverne, Anthropologue, médecin, Institut de recherche pour le développement (IRD) et Khoudia Sow, Chercheuse en anthropologie de la santé (CRCF)/TransVIHMI, Institut de recherche pour le développement (IRD)

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

S’abonner
Notification pour
0 Commentaires
Le plus ancien
Le plus récent Le plus populaire
Commentaires en ligne
Afficher tous les commentaires

À lire aussi

Santé

L’histoire des épidémies reste entourée de mystères et de fantasmes

Les virus n’ont pas attendu la modernité pour bouleverser les sociétés humaines. Dans un livre récent, les professeurs Didier Raoult et Michel Drancourt démontrent comment la paléomicrobiologie éclaire d’un jour nouveau l’histoire des grandes épidémies. De la peste à la grippe, du coronavirus à la lèpre, leurs recherches révèlent combien (...)

Martin Bernard
Politique

African Parks, l’empire vert du néocolonialisme

Financée par les Etats occidentaux et de nombreuses célébrités, l’organisation star de l’écologie gère 22 réserves en Afrique. Elle est présentée comme un modèle de protection de la biodiversité. Mais l’enquête d’Olivier van Beemen raconte une autre histoire: pratiques autoritaires, marginalisation des populations locales… Avec, en toile de fond, une (...)

Corinne Bloch
Politique

A confondre le verbe et l’action, on risque de se planter

De tout temps, dans la galerie des puissants, il y eut les taiseux obstinés et les bavards virevoltants. Donald Trump fait mieux. Il se veut le sorcier qui touille dans la marmite brûlante de ses colères et de ses désirs. Il en jaillit toutes sortes de bizarreries. L’occasion de s’interroger: (...)

Jacques Pilet
Philosophie

Notre dernière édition avant la fusion

Dès le vendredi 3 octobre, vous retrouverez les articles de «Bon pour la tête» sur un nouveau site que nous créons avec nos amis d’«Antithèse». Un nouveau site et de nouveaux contenus mais toujours la même foi dans le débat d’idées, l’indépendance d’esprit, la liberté de penser.

Bon pour la tête
Politique

Les fantasmes des chefs de guerre suisses

Il arrive que le verrou des non-dits finisse par sauter. Ainsi on apprend au détour d’une longue interview dans la NZZ que le F-35 a été choisi pas tant pour protéger notre ciel que pour aller bombarder des cibles à des centaines, des milliers de kilomètres de la Suisse. En (...)

Jacques Pilet
PolitiqueAccès libre

PFAS: un risque invisible que la Suisse préfère ignorer

Malgré la présence avérée de substances chimiques éternelles dans les sols, l’eau, la nourriture et le sang de la population, Berne renonce à une étude nationale et reporte l’adoption de mesures contraignantes. Un choix politique qui privilégie l’économie à court terme au détriment de la santé publique.

Politique

L’identité numérique, miracle ou mirage?

Le 28 septembre, les Suisses se prononceront à nouveau sur l’identité numérique (e-ID). Cette fois, le Conseil fédéral revient avec une version révisée, baptisée «swiyu», présentée comme une solution étatique garantissant la souveraineté des données. Mais ce projet, déjà bien avancé, suscite des inquiétudes quant à son coût, sa gestion, (...)

Anne Voeffray
Politique

Démocratie en panne, colère en marche

En France, ce n’est pas tant le tourniquet des premiers ministres et la détestation de Macron qui inquiètent, c’est le fossé qui se creuse entre la société et le cirque politicien, avec son jeu d’ambitions qui paralyse le pays. Le tableau n’est guère plus réjouissant en Allemagne, en Grande-Bretagne, en (...)

Jacques Pilet
Politique

Le voyage chahuté d’Ursula

Il est fait grand bruit autour d’une fable alarmiste, d’un incident minuscule lors du vol de la présidente de la Commission européenne entre la Pologne et la Bulgarie: la perturbation du GPS attribuée à la Russie et facilement surmontée comme cela est possible sur tous les avions. Quasiment rien en (...)

Jacques Pilet
EconomieAccès libre

Nos médicaments encore plus chers? La faute à Trump!

En Suisse, les médicaments sont 50 à 100 % plus coûteux que dans le reste de l’Europe. Pourtant, malgré des bénéfices records, les géants suisses de la pharmaceutique font pression sur le Conseil fédéral pour répercuter sur le marché suisse ce qu’ils risquent de perdre aux Etats-Unis en raison des (...)

Christof Leisinger
Politique

Le trio des va-t-en-guerre aux poches trouées

L’Allemand Merz, le Français Macron et le Britannique Starmer ont trois points communs. Chez eux, ils font face à une situation politique, économique et sociale dramatique. Ils donnent le ton chez les partisans d’affaiblir la Russie par tous les moyens au nom de la défense de l’Ukraine et marginalisent les (...)

Jacques Pilet
PolitiqueAccès libre

Microsoft s’enrichit sur le dos des Palestiniens

Selon des révélations étayées par des sources issues de la multinationale américaine et des services secrets israéliens, un cloud spécial a été mis en place pour intercepter les communications de millions de Palestiniens. Des données qu’Israël utilise pour mener sa guerre de représailles ethniques dans la bande de Gaza et (...)

Bon pour la tête
Politique

La géopolitique en mode messianique

Fascinés par le grand jeu mené à Anchorage et Washington, nous avons quelque peu détourné nos regards du Moyen-Orient. Où les tragédies n’en finissent pas, à Gaza et dans le voisinage d’Israël. Où, malgré divers pourparlers, aucun sursis, aucun accord de paix ne sont en vue. Où un nouvel assaut (...)

Jacques Pilet
Politique

Quand la France et l’UE s’attaquent aux voix africaines

Nathalie Yamb est une pétroleuse capable de mettre le feu à la banquise. Elle a le bagout et la niaque des suffragettes anglaises qui défiaient les élites coloniales machistes du début du XXe siècle. Née à la Chaux-de-Fonds, d’ascendance camerounaise, elle vient d’être sanctionnée par le Conseil de l’Union européenne.

Guy Mettan
PolitiqueAccès libre

Pourquoi les Etats-Unis n’ont-ils pas encore interdit TikTok?

L’an passé, le congrès américain a décidé que le réseau social devait être interdit s’il restait en mains chinoises, ceci afin d’éviter que les données des étatsuniens soient récupérées par Pekin. Il s’agissait prétendument d’une question de «sécurité nationale». Mais le président Trump a pour la troisième fois reporté l’interdiction, (...)

Urs P. Gasche
Politique

Les Européens devant l’immense défi ukrainien

On peut rêver. Imaginons que Trump et Poutine tombent d’accord sur un cessez-le-feu, sur les grandes lignes d’un accord finalement approuvé par Zelensky. Que feraient alors les Européens, si fâchés de ne pas avoir été invités en Alaska? Que cette hypothèse se confirme ou pas, plusieurs défis controversés les attendent. (...)

Jacques Pilet