«Créés pour nous connecter aux autres, les réseaux sociaux sont changés en armes qui nous divisent»

Publié le 29 août 2019
Nous avons tous entendu parler du scandale Cambridge Analytica, mais avons-nous bien saisi son ampleur? Un documentaire baptisé «The Great Hack», sorti fin juillet sur Netflix, dévoile en profondeur l’étendue de la menace sur nos données personnelles, comme sur notre libre arbitre, qui est loin d’avoir été stoppée par la fermeture de l’entreprise. Compte rendu.

Le documentaire s’ouvre sur David Carroll, professeur dans une école de design new-yorkaise. Ce dernier a attaqué Cambridge Analytica en justice en Grande-Bretagne l’année dernière, afin de réclamer le dossier qui a été constitué sur lui. Comme pour les 87 millions d’utilisateurs Facebook, les données personnelles de David Carroll ont été récupérées par Cambridge Analytica en 2014, afin, entre autres, d’établir un profil d’électeur en vue des présidentielles de 2016. Car, qui parvient à définir une personnalité peut définir un comportement, puis un vote. C’est du moins le crédo de C.A.

Juste avant de déposer le bilan pour échapper à la justice en mai 2018, Cambridge Analytica a préféré plaider coupable plutôt que de rendre ses données au professeur Carroll. Mais, en plus de la récupération et de l’analyse de nos posts Facebook, des contenus que l’on «like» ou partage, de nos images, de nos informations personnelles disséminées avec insouciance sur les réseaux sociaux, The Great Hack dévoile l’ampleur de campagnes de désinformation et de manipulation des masses qui influencent les résultats d’élections aux quatre coins du monde, depuis des années.

Influence globale

Dans une vidéo destinée à ses collaborateurs, Cambridge Analytica se vante de travailler sur une dizaine de campagnes à l’échelle nationale par année. La séquence explique notamment comment l’entreprise britannique a influencé l’élection de Kamla Persad-Bissessar au poste de premier ministre de Trinité-et-Tobago, en 2010, en lançant une campagne sur internet afin de dissuader les jeunes Antillais d’aller voter pour celle qui représentait davantage la population indienne du pays. Des vidéos, des publicités, des contenus sont parvenus à pousser les jeunes Blacks à boycotter les élections, faisant basculer ses résultats.

Intitulée Do so, la campagne avait pour mission de donner un visage branché à l’abstentionnisme. © DR

Le documentaire révèle également comment des divisions au sein du peuple américain ont été déclenchées par la Russie, avant l’élection, grâce aux réseaux sociaux. Comment on sait que des fake news ont été massivement relayées sur WhatsApp (qui appartient à Facebook), lors de la présidentielle brésilienne. Comment des messages incitant à la haine raciale ont contribué au génocide des Rohingyas, en Birmanie. Les conséquences de ces opérations de manipulation de masse 2.0 font la part belle aux populistes.

«Les réseaux sociaux, créés pour nous connecter les uns aux autres, se sont transformés en armes qui nous divisent», résume Carole Cadwalladr, l’enquêtrice du Guardian qui travaille depuis des années sur Cambridge Analytica et à travers laquelle le scandale a éclaté. C’est elle qui a notamment pu recueillir le témoignage capital de Christopher Wylie, principal lanceur d’alerte de l’affaire, dont il est rapidement devenu le visage médiatique en dévoilant des informations sur la taille de la fuite de données, leur nature et les échanges entre Facebook et Cambridge Analytica.

De Trump au Brexit

L’une des protagonistes capitale du documentaire, Brittany Kaiser, a travaillé sur la campagne de Barack Obama, puis pour Amnesty International et les Nations Unies, avant de rejoindre les rangs de Cambridge Analytica, dont elle est rapidement devenue un personnage central. Frappée, selon ses dires, par une crise de conscience, Brittany Kaiser a retourné sa veste et a témoigné contre Cambridge Analytica lors d’une enquête lancée par le département numérique du Parlement britannique, afin de lutter contre les fake news. Dans le documentaire, on la retrouve barbotant dans une piscine, planquée «quelque part en Thaïlande». Car Brittany Kaiser craint pour sa sécurité depuis qu’elle a déballé ses informations à la justice, affirmant avoir des «preuves du fait que la campagne du Brexit et que celle de l’élection de Trump ont baigné dans l’illégalité». Et si elle est bien placée pour le savoir, c’est qu’elle était en première ligne. Présente notamment lors de la conférence de presse d’ouverture de la campagne Leave.ue, les partisans du Brexit.

Concrètement, les informations que l’on livre volontairement à Facebook – comme lors des tests de personnalités, entre autres, que l’on peut faire pour s’amuser – sont recueillies afin d’établir un profil. Cambridge Analytica détermine ensuite les personnalités les plus influençables et conçoit des contenus sur mesure, pour chacun. Cela peut être des sites internet, des articles, des vidéos, ou encore des publicités, «jusqu’à ce qu’ils perçoivent le monde comment on le veut», explique Brittany Kaiser. «Les données personnelles ont plus de valeur que le pétrole, ajoute-t-elle. C’est désormais l’atout le plus précieux sur terre. Ces sociétés (les GAFAM, ndlr) ont une valeur quasi inestimable car elles exploitent les données personnelles des gens.»

Lors de son témoignage devant le Parlement, Brittany Kaiser a comparé les méthodes de Cambridge Analytica à des techniques de communication militaires. Selon elle, la psychographie devrait être considérée comme une arme. Et la jeune femme sait de quoi elle parle…

Stratégie militaire

SCL Group (Strategic Communication Laboratories), la société-mère de Cambridge Analytica, était une entreprise privée britannique spécialisée dans la recherche sur les comportements et la communication stratégique. Cette dernière a longtemps collaboré avec différentes armées internationales, notamment pour le compte des Etats-Unis en Irak, en Afghanistan et en Europe de l’Est. La société s’est professionnalisée dans les techniques non-physiques pour déstabiliser une population en période de guerre.
Selon Brittany Kaiser, SCL et Cambridge Analytica se sont d’abord «fait la main» sur des pays en voie de développement, avant de prendre part à des élections déterminantes en Occident. «La collecte et l’utilisation intensives des données personnelles ne vont pas s’arrêter, même si notre firme a fermé, conclut la jeune femme. C’est une technologie qui évolue à la vitesse de la lumière.»

Après avoir longtemps nié l’implication de Cambridge Analytica dans la campagne du Brexit, Alexander Nix, PDG de l’entreprise, s’est trahi dans une vidéo tournée en caméra cachée diffusée par Channel 4. Cette séquence, dans laquelle il se vante d’avoir usé de chantage et de corruption pour parvenir à ses fins, a précipité sa chute, survenue peu avant celle de Cambridge Analytica, en mai 2018.

Après plus d’un an d’enquête, le Parlement britannique a conclu qu’on ne pouvait plus organiser des élections parfaitement justes et que les lois électorales n’étaient plus appropriées de nos jours, à cause des réseaux sociaux. Mais les géants de la technologie ne peuvent pas être tenus pour responsables.

Malgré la fermeture du groupe SCL et de Cambridge Analytica, les membres fondateurs se sont rassemblés dans une autre société appelée Emerdata et fondée, elle aussi, par SCL. Emerdata a récupéré les bases de données et les algorithmes de Cambridge Analytica, sans pour autant divulguer officiellement ses intentions. Une autre entreprise, Data Propria, a repris plusieurs autres employés de C.A.

On peut donc légitimement estimer que la menace ne fait que commencer…


La bande-annonce du film:

The Great Hack, documentaire signé Jehane Noujaim et Karim Amer, disponible sur Netflix, 1h54.

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