Les industries jurassiennes serrent les dents

Publié le 15 mai 2020
Dans le canton du Jura, le Jura bernois et les districts neuchâtelois, la moitié des salariés, la plupart employés dans des industries d’exportation, notamment vers l’Asie et la Chine, est au chômage partiel à cause du Covid-19*. La crainte du chômage, le vrai, est grande. «Pour l’instant, ça tient», se rassure un délégué à la promotion économique. Combien de temps encore? L’esprit de résilience l’emportera-t-il dans cette région habituée aux crises?

A Delémont, le chantier du futur Théâtre du Jura est à l’arrêt. A Saignelégier, chef-lieu des Franches-Montagnes, 50% des salariés de la manufacture de montres Aéro Watch sont au chômage partiel. Dans l’ensemble du canton, la moitié des 40’000 emplois émarge à ce régime de moindre mal. Le joli vert de mai est bien gris, dans la campagne jurassienne. Il est tout aussi nauséeux dans le Jura bernois et les districts neuchâtelois. Les vallées industrieuses du Nord-Ouest de la Suisse ont le teint barbouillé.

Directeur des ventes d’Aéro Watch, une PME familiale de vingt salariés fondée en 1910, Jean-Sébastien Bolzli, 43 ans, fait face aux commandes reportées ou annulées pour cause de Covid-19. «Du jour au lendemain, une cinquantaine de pays d’exportation ont été placés en confinement, il n’y a pratiquement plus eu d’activité», explique-t-il au téléphone. Les cinq cents boutiques formant le réseau de vente national et international de la marque moyen-haut de gamme franc-montagnarde ont baissé leur rideau. Résultat: plus de clients, hormis un petit marché via l’Internet.

L’horlogerie, la machine-outil et la mécanique de précision se tiennent comme les doigts de la main, dans cette partie de l’Arc jurassien. Elles caracolent dans le trio de tête des exportateurs suisses, derrière la chimie et la pharma. «Elles sont interconnectées et interdépendantes», analyse Patrick Linder, directeur de la Chambre d’économie publique du Jura bernois. «Dans mon secteur géographique, l’horlogerie, pour ne citer qu’elle, représente entre 5000 et 10’000 emplois, poursuit le délégué à l’économie, résident du vallon de Saint-Imier. Chaque entreprise est le fournisseur et le client d’une autre», indépendamment de leurs marchés d’exportation respectifs. «Les grandes maisons», comme il les appelle, les seigneurs locaux, Longines à Saint-Imier, Swatch Group et les mouvements Rolex à Bienne, entre autres, jouent le rôle de «donneurs d’ordres».

Or, avec l’irruption du nouveau coronavirus, les ordres, autrement dit les commandes, n’ont plus été passés. «La baisse de la production horlogère en Suisse – 59’000 emplois à la clé, des exportations se chiffrant à 21,7 milliards de francs en 2019, en progression par rapport à 2018 – a été de 22% en valeur en mars et cela devrait s’accentuer en avril», redoute Jean-Daniel Pasche, président de la Fédération horlogère. Cette chute brutale lui rappelle la crise économico-financière de 2008-2009, mais là, qui sait où cela s’arrêtera? Certaines PME dont le chiffre d’affaires dépend grandement des maisons d’horlogerie sont aujourd’hui en danger. Quelques-unes seront peut-être contraintes de mettre la clé sous la porte lorsque cesseront les mesures de chômage partiel permettant de maintenir les effectifs à flot.

Depuis le début du confinement, le taux de chômage est à la hausse, d’environ un demi-point dans les trois régions voisines précitées, s’établissant nouvellement à 3,9% dans le Jura bernois à 4,4% et 4,5% dans les cantons du Jura et de Neuchâtel. Ces pourcentages pourraient croitre encore. Le Département neuchâtelois de l’économie et de l’action sociale, qui rappelle non sans fierté que ce dernier «génère à lui seul plus de 20% de l’excédent commercial de la Suisse», fournit les informations suivantes: «Si certains secteurs, à l’image de la pharma et de la medtech, sont relativement peu impactés (par la crise du Covid-19, ndlr), la situation est parfois très compliquée chez certains sous-traitants de l’automobile, dans l’industrie des machines ou le luxe».

Dans le canton du Jura, où l’industrie compte pour 45% de l’activité économique, une entreprise de machines-outils espérait pouvoir encaisser un contrat de 15 millions de francs, une vente vers la Chine, indique Lionel Socchi, délégué à la Promotion économique cantonale. «Le client devait venir dans le Jura pour réceptionner les machines avant envoi, mais la crise sanitaire l’en a empêché», relate-t-il. C’est comme si les chaînes de commandes habituelles avaient été contaminées à leur tour. L’Asie, qui absorbe habituellement un tiers des exportations suisses, la Chine étant le plus gros client, est depuis plus de deux mois un continent quasi inaccessible pour l’appareil de production basé en Suisse.

L’inverse est vrai aussi. Au point qu’une entreprise jurassienne qui avait passé commande à un sous-traitant établi en Chine, a dû se tourner vers une société du canton devant l’impossibilité pour le partenaire chinois d’honorer le contrat, rapporte Lionel Socchi, qui voit là une «relocalisation forcée». Un épiphénomène comme un signe amical pour les partisans – principalement à gauche – d’une économie plus protectionniste.

«Pour l’instant, ça tient», se rassure le délégué à la promotion économique jurassienne. Sans même évoquer le scénario catastrophe d’une «deuxième vague» virale, Lionel Socchi s’attend toutefois à une méchante diminution des rentrées fiscales. En cause, bien sûr, le fort ralentissement partout observé – à Berne, le Secrétariat à l’économie, le Seco, prévoyait une chute du PIB de 6,7% en avril.

Il ne faudra pas compter non plus, ou alors très peu, sur l’apport du tourisme et des rassemblements festifs. Fermé, le Séchoir à absinthe de Boveresse, dans le Val-de-Travers. Annulés, le festival du Chant du Gros au Noirmont, le Marché-Concours de Saignelégier, l’Imériale de Saint-Imier.

Dans le canton du Jura, un fonds d’urgence a été mis en place pour venir en aide à des particuliers et des entrepreneurs indépendants durement touchés par les effets indirects du virus et du confinement, signale Lionel Socchi. Un industriel a donné 500’000 francs, une fondation, 200’000, les caisses Raiffeisen, 400’000… Au sommet de l’échelle sociale, des patrons des PME dans la panade subissent d’importantes pertes de revenus. Ils ont droit à une indemnité forfaitaire fédérale de 3320 francs par mois, au lieu des 5800 demandés. Ils font avec. Patrick Linder, le directeur de la Chambre d’économie publique du Jura bernois, croit en l’esprit de «résilience» d’une région qui en a subi, des crises, et qui s’est toujours débrouillée pour les surmonter.

Les boutiques écoulant les montres ont rouvert lundi en Suisse. Un motif d’espoir, très timide encore pour Jean-Sébastien Bolzli, le directeur des ventes d’Aéro Watch, dont la marque est présente dans cent trente bijouteries helvétiques. «Nous aurons beaucoup de mal à vendre nos montres dans les grands centres touristiques, tels Lucerne ou Interlaken, qui seront probablement désertés par les visiteurs étrangers cet été», prévoit celui qui confie avoir par moment «le moral dans les chaussettes». Mais depuis lundi, il a eu la bonne surprise de recevoir des commandes de Schwytz et d’Argovie, et avant cela, la semaine dernière, du New Jersey et de Pennsylvanie, aux Etats-Unis. Des bourgades, comparées à Zurich ou Genève, New York ou Dallas, mais comment ne pas y voir une éclaircie?

Dans le Jura – et certainement ailleurs – des entreprises exportatrices en difficulté, ont reçu de Chine des masques de protection destinés à leurs employés et plus largement à une revente au public, assortie d’une plus-value symbolique. De quoi entretenir de bonnes relations. Pour la suite.


* En l’absence de données, tant du Secrétariat à l’économie (Seco) que du canton de Berne, le taux de 50% de chômage partiel dans le Jura bernois est une estimation fondée sur la comparaison avec le taux – officiel celui-ci – de 50% valant dans ce domaine pour les cantons de Neuchâtel et du Jura, les trois régions ayant une même forte proportion d’emplois industriels. Quant au canton de Berne dans son ensemble, dont l’activité ne repose pas majoritairement sur l’industrie comme dans le Jura bernois, le taux de chômage partiel en avril s’élève à 29%, le plus bas de tous les cantons suisses, informe le Seco.    

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