Les finances de la fête dans la pataugeoire

Publié le 18 septembre 2019
A Vevey, la fête fut belle, colorée, joyeuse et folle. Et le spectacle pharaonique, budgété à 100 millions de francs par la Confrérie des Vignerons. Mais à un mois de l’extinction des feux, cette dernière reste silencieuse sur le décompte final. Et bien des questions gênantes restent sans réponse.

Sarah Dohr


Un mois que les feux de la Fête des Vignerons se sont éteints. La déconstruction de l’arène avance à une rapidité stupéfiante. La Confrérie des Vignerons, en revanche, s’est montrée nettement moins pressée de produire des chiffres.  

Après quatre semaines de silence, les mauvaises nouvelles que beaucoup pressentaient ont fini par arriver.

Il y eut d’abord la séance du Conseil Communal de Vevey, le 12 septembre, où le parti Décroissance-Alternative a demandé à la Commune si elle a bel et bien encaissé les dus de la Confrérie. On parle de 750’000 de francs sur trois millions, entre autres pour la location de la place du Marché.

Le lendemain, l’abbé-Président François Margot, sortait du silence. Dans une interview à 24Heures, il admettait 16 millions de francs manquants. Mais à aucun moment le mot «déficit» n’est sorti de sa bouche. Ni le début d’une autocritique. Seulement la promesse d’une communication plus éloquente «cette semaine». Quatre jours plus tard, dans une interview à La Liberté, le ton est devenu plus grave, mais les chiffres apparaissent plus flous encore. L’abbé-président n’en finit pas de s’étonner du peu de succès des représentations en journée. C’était pourtant prévisible puisque la mise en scène privilégiait les effets lumineux (sol en LED en éclairages sophistiqués). Très logiquement, le public a privilégié les spectacles en soirée.

Outre la question de savoir qui va combler le trou, en surgit une autre: comment et pourquoi ce spectacle a-t-il atteint un tel gigantisme? 100 millions de francs, c’est pratiquement le double du budget de 1999 (54 millions).

Comparaisons d’échelle

Quelques comparaisons rappellent l’échelle de tels événements en Suisse. La fête fédérale des lutteurs (FFSL) à Zoug cette année a battu tous les records: une arène éphémère, la plus grande (56’500 places) jamais construite au monde pour deux jours de sport, 400’000 visiteurs et un budget total d’un peu plus de 36 millions de Francs. La FeVi, pour accueillir finalement moins de spectateurs, a dépensé 25 millions uniquement pour l’arène, dont 13 millions pour la construction, 12 millions pour l’installation technique.

La FFSL, qui jusque dans les années 90 n’a attiré que quelques 30’000 visiteurs – uniquement des connaisseurs de ce sport – s’est vue propulsée sur le devant de la scène grâce à la télévision. Elle a transmis cette année la fête en «live». 18 heures d’antenne en deux jours! Cela attire naturellement des multiples acteurs, intéressés de près à un évènement aussi lucratif: le budget de la fête s’est vu multiplier par 6 en 20 ans. Les annonceurs ont investi 10 millions sur cet excellent support publicitaire.

Bien moins connue en Suisse alémanique, la FeVi n’est apparue que très tardivement dans les médias nationaux. Pas suffisamment à l’avance, en tous cas, pour entrer dans les plans media des grands annonceurs. Pour les observateurs hors Suisse romande, il est clair que la communication a été quasiment inexistante ces dernières années. Le grand bruit organisé au dernier moment n’a pas suffi à faire accourir les foules souhaitées au-delà de la région. L’unanimité médiatiques non plus.

Autre comparaison intéressante: le festival Paléo à Nyon a vu augmenter sa fréquentation de 26% en 20 ans pour arriver à 230’000 visiteurs en 6 jours en 2018. Budget: 27 millions de Francs. Paléo a su s’imposer sur la scène internationale des festivals pour la qualité de son organisation et de ses têtes d’affiche. Et cela, année après année.

Le Jazz Festival à Montreux, lui, a vu passer 240’000 personnes en deux semaines avec un budget de 28 millions. Et du spectacle, du grand spectacle, ce n’est pas cela qui a manqué. Là encore, c’est l’expérience qui a garanti le succès et la notoriété internationale.

Qu’a fait la Fête des Vignerons ces dernières années pour rayonner au-delà du Pays de Vaud? Bien peu. Elle aurait pu, par exemple, faire monter l’envie et la curiosité du public en se présentant avec quelques figurants costumés dans toutes les villes de Suisse, des mois à l’avance. Elle aurait pu faire tellement mieux pour éviter ce résultat: 1,6 millions de francs manquants par représentation.

Les questions qui fâchent

Comment François Margot va-t-il expliquer son budget de 100 millions de francs avec un dépassement de 10% selon lui? 110 millions dépensés donc? Ou davantage?

Dans un article précédent, sur BPLT, nous avions essayé de décortiquer ce budget de 100 millions. Mais nous ne sommes de loin pas arrivés à les expliquer. Peut-être la partie salariale est-elle bien plus importante que nous l’imaginions?

Frédéric Hohl, directeur exécutif de la FeVi, a été engagé en 2015 par la Confrérie des Vignerons pour superviser l’opération. Daniele Finzi Pasca, créateur du spectacle, a travaillé depuis 2012 sur ce projet. Tous deux figurent dans le registre de commerce dès 2016. Par ailleurs, sur l’organigramme de la Fête de Vignerons, pas de poste Responsable des Finances. Il y a bien le conseil de la Confrérie des Vignerons, un conseil de Direction, un conseil de gestion de risque, un conseil stratégique, un comité exécutif… mais pas la Finance. Qui a géré les finances? Qui les a supervisées?

Question sensible: à combien s’élèvent les rémunérations des postes des directeurs exécutif et artistique? La somme doit être très élevée car, à la différence des metteurs en scène précédents, Daniele Finzi Pasca est arrivé avec de nombreux collaborateurs personnels, avec sa propre équipe technique (son et lumière).

Autre point délicat: les droits d’auteur. La SSA, (société Suisse des auteurs) précise «qu’en en Suisse, le système juridique ne reconnaît comme auteur que la personne physique ayant créé l’œuvre (art. 6 LDA). Par conséquent, il ne s’agit jamais de l’employeur, du mandant ou de celui qui a commandé une œuvre, mais toujours de l’individu qui attribue une forme à une démarche artistique: lui seul peut être le détenteur initial du droit d’auteur. Le titulaire possède le droit exclusif d’interdire ou d’autoriser l’utilisation de l’œuvre et de déterminer les conditions de tous ses usages. La loi lui confère deux prérogatives distinctes: le droit moral et les droits patrimoniaux.» Quelles sont les conséquences financières de ces dispositions?

La collectivité, sollicitée aujourd’hui pour combler le trou, a droit à une transparence totale.

De sérieux doutes sur la gestion apparaissent. Avant que la Confédération, l’Etat de Vaud et la Commune de Vevey ne s’engagent dans le sauvetage, il leur incombe de décortiquer le rapport financier que la Confrérie des Vignerons ne doit pas tarder à présenter.

Quelles étaient au juste les compétences de la Confrérie d’une part, du tandem Hohl/Finzi d’autre part? Comme dans toute entreprise, et celle-ci est privée, quand un tel dérapage survient, se pose la question des responsabilités, parfois jusque devant le juge. Elles doivent être établies clairement là aussi.

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