Le vertige de l’agent double

Publié le 5 mars 2018
Il y a des livres qui vous envoient un coup de poing à l’estomac. «Le sympathisant» du Vietnamien américain Viet Thanh Nguyen en est un (1). Attention, âmes sensibles s’abstenir. Ce roman vous inflige des pages d’une cruauté terrifiante. Mais pas seulement, il est aussi souvent drôle, dans le registre de l’humour noir – ou jaune? –, dans celui de l’autodérision. Une évocation complexe de la tragédie du Vietnam comme on en avait jamais vu.

C’est un des genres de la littérature contemporaine: l’espionnage. L’acteur de la guerre avec un pied dans un camp, l’autre chez l’ennemi. Tel est le personnage qui se confesse ici sans retenue. Personne double de surcroît par son origine, enfant né d’un prêtre français et de sa bonne vietnamienne. L’auteur lui-même est eurasien. Enfui en Amérique à l’âge de quatre ans lors de l’effondrement du Sud-Vietnam. Aujourd’hui brillant universitaire et écrivain reconnu, maintes fois primé.

Le propos est signalé dès la première phrase: «Je suis un espion, une taupe, un agent secret, un homme au visage double.» Le Capitaine, c’est ainsi qu’il se désigne, a fait des études aux Etats-Unis et, rentré au pays, se met au service de l’armée sud-vietnamienne. Il assiste aux interrogatoires des prisonniers vietcongs menés selon les méthodes sophistiquées de la CIA. Mais dans le secret, il informe les communistes. Il faut dire qu’il a deux frères, Bon qui a horreur des rouges et Man, le révolutionnaire. Tout le récit se nourrit de cet écartèlement.

Du souffle doublé d’un humour acide

On est d’emblée saisi par la description de la chute de Saigon, de la fuite folle de milliers de personnes vers le dernier avion, le dernier bateau, le dernier hélicoptère. Dans la frénésie, la panique et la turpitude. Art du romancier: on croit à un témoignage vécu alors que c’est inspiré plus de la documentation que des vagues souvenirs d’enfance.

L’histoire se poursuit aux Etats-Unis, chez les réfugiés vietnamiens. Ils s’intègrent, comme on dit. A voir. Les jaunes restent des jaunes, ignorés, méprisés. Ils ouvrent des épiceries asiatiques, font des études ou traînent leur spleen, pour certains rêvent de revanche… jusqu’à régler des comptes avec les suspects de sympathie gauchiste, jusqu’à monter une grotesque mini-armée pour arracher le Vietnam aux communistes. Des faits authentiques, racontés avec un souffle et un humour acide qui n’épargne pas le narrateur.

Celui-ci aime les bonnes choses de la vie, il descend force whisky et vodka, il se souvient avec le sourire de sa masturbation juvénile avec l’aide d’un poulpe ensuite grillé et mangé. Il est troublé par Lana, la fille trop libérée aux yeux de son père, le Général qui a gardé le Capitaine à son service dans l’exil. Par ses jambes: «Plus longues que la Bible mais mille fois plus amusantes, elles s’étiraient indéfiniment, à la manière d’un yogi indien, ou d’une autoroute américaine à travers les Grandes Plaines et le désert du sud-ouest». Il l’adore quand elle chante Bang bang en français et en vietnamien. «Bang bang, c’était le bruit du pistolet du souvenir qui tirait dans nos têtes, car nous ne pouvions pas oublier l’amour, et la guerre, et les amants, et les ennemis, et notre pays, Saigon. Nous ne pouvions pas oublier le goût de caramel du café glacé au sucre granulé; les bols de soupe aux nouilles que l’on mangeait accroupi sur le trottoir; les notes de guitare pincées par un ami pendant qu’on se balançait sur des hamacs, à l’ombre des cocotiers; les matchs de football joués pieds et torse nus dans les ruelles, les squares, les parcs et les prés; les colliers de perles de la brume du matin autour des montagnes; la moiteur labiale des huîtres ouvertes sur une plage graveleuse…»

La dernière promesse

On est loin de la prose politique mais en filigrane, au détour du récit, par notes acérées, l’accusation est rude à l’endroit de ces Américains qui prétendent parachuter la liberté sur des peuples dont ils ne savent rien ou presque. Qui tournent vite la page des morts, des leurs et des autres. Ils se racontent une histoire qui les arrange.

Le chapitre consacré au tournage, aux Philippines,  d’un film qui ressemble beaucoup à Apocalypse now est ravageur. Le narrateur est appelé en qualité de consultant vietnamien, chargé de s’occuper des figurants. Il tente de convaincre l’Auteur de laisser quelques répliques aux gens sans rôles que l’armée arrose de bombes. Sans grand succès. Il finit par se faire blesser dans l’explosion d’un artifice entre les tombes d’un cimetière en carton-pâte. Un accident pas forcément involontaire. La fiction s’entremêle avec la réalité.

L’aventure de l’agent double tourne mal bien sûr. Infiltré au Vietnam avec la petite soldatesque revancharde, il est fait prisonnier. Torturé aux fins de redressement révolutionnaire, sous la direction de son propre frère, le Commissaire Man au visage détruit par le napalm. Tragédie moderne infiniment plus cruelle que celle de l’Antiquité.

L’auteur prend la parole en son nom à la fin du livre. Après avoir parlé de tant d’horreurs, de tant de tueries, il reste révolutionnaire. Avec ces derniers mots: «Nous jurons de tenir, sous peine de mourir, cette seule promesse: Nous vivrons!»

Découvrir ce roman, c’est accepter d’être bousculé, de dépasser les idées reçues, de songer aux terrifiants engrenages du destin, de réviser ses préjugés, de penser à ces petits «rien» qui changent tout, accepter de voir en face l’entrelacs de la vie et de la mort. En le refermant, on se sent moins sot.


(1) Le sympathisant de Viet Thanh Nguyen, traduit de l’américain, Ed. Belfond, 488 pages.

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