La politique en chanson: faut-il avoir peur de votre maire quand il chante?

Publié le 18 février 2019

Chanter pour rétablir le lien avec les citoyens: certains politiques ne reculent devant rien en Belgique. – © RTBF

Serait-il fini le temps où on parlait de la politique sérieusement? Voilà trois décennies environ que les mandataires politiques ont pris goût au spectacle télévisuel où les phrases-chocs ont remplacé les longs arguments. On ne compte plus les émissions de ce genre dont la plus connue pour le public français est «On est pas couché» sur France 2.


Guillaume Grignard, Chercheur FNRS en sciences politiques, Université Libre de Bruxelles

Plus récemment, le personnel politique a franchi un nouveau cap en se mettant en scène via des clips musicaux de campagne directement diffusés sur les réseaux sociaux sans l’intermédiaire des médias traditionnels. Nous allons nous intéresser à trois clips qui ont été tournés dans le cadre de la campagne pour les élections locales de l’automne 2018 en Belgique francophone.

Du divertissement politique à la chanson

Pour entamer la réflexion, il est indispensable de situer ces chansons politiques dans le contexte d’une évolution de la médiatisation du politique ces dernières décennies, avec notamment une forte mutation du débat politique depuis les années 80. C’est alors qu’ont émergé les émissions du «spectacle» politique, avec une arène, une musique, un public, un invité mis «sur le gril» par des journalistes.

L’ancêtre de ces programmes est sans aucun doute du côté francophone l’émission d’Antenne 2 L’heure de vérité, «l’émission de la décennie» selon Jean‑Pierre Esquenazi. Le sketch des Inconnus Le jeu de la vérité vraie lui rend hommage en reprenant la même musique. Le regard des humoristes sur cette émission en dit long sur son importance et sur le bouleversement qu’elle a opéré dans le paysage médiatique et politique.

Ce modèle d’émission s’est donc créé dans les années 80 et va se développer jusqu’au talk show d’aujourd’hui. Tout le monde s’accorde à dire que les années 1990 à 2000 ont été une période de légitimation de ces programmes auprès du personnel politique.

Parmi de nombreuses vidéos, dont certaines ont été supprimées par les partis politiques eux-mêmes, nous avons choisi trois chansons politiques ou clips musicaux représentatifs de plusieurs tendances lourdes sur ce sujet: cette pratique concerne tant les «petits» candidats que les «grands» concurrents expérimentés.

Il faut noter que ces candidats n’hésitent pas à se ridiculiser dans ces clips. Ridicule est ici utilisé en tant que terme analytique en vogue dans les théories de l’humour au sens où un élu qui chante en terrasse, ou qui fait un slam peut sembler incongru.

Les vocalises d’un écologiste

Le premier exemple est une initiative locale d’un candidat écolo (Les Verts) pour la ville de Namur. Il partage ici un petit morceau au piano qui prête à sourire.

Vêtu d’un polo vert, Vincent Antoine, musicien professionnel, se lance dans une chanson vibrante qui commence par «la chose que je fais le mieux, je crois, c’est chanter». Une chanson pleine d’idéaux: «Ensemble on peut faire évoluer les cœurs et les mentalités, il faut se lever, il faut se réveiller…»

Le message frappe autant que son piano – droit et pas à queue – et sa caméra, genre GoPro, témoignent du caractère très improvisé et homemade de l’exercice. Cette vidéo est toujours accessible sur la page Facebook de son auteur. Ce clip frappe par sa simplicité, le message est naïf, le format amateur également. C’est un exemple «ridicule», qui prête à rire, au sens où il est plutôt incongru de mener une campagne avec quelques idées et un air de piano. Il y a comme un décalage entre le sérieux du métier et la forme de la communication.

Les deux autres exemples que nous allons étudier présentent quelques différences notables: le professionnalisme de la réalisation qui a demandé d’importants moyens, d’une part, et la notoriété des intervenants, d’autre part.

«La force tranquille» d’une femme libérale

Ce fut de loin la chanson la plus médiatisée de cette campagne électorale pour les élections locales de 2018 en Belgique francophone. Le clip de la candidate à la ville de Liège démarre dans un studio d’enregistrement – ce qui en dit déjà long sur la volonté de montrer une réalisation ambitieuse.

En duo avec l’autre candidate MR (parti à droite de l’échiquier), Katty Firquet, la vidéo vise à promouvoir la candidature d’une femme qui est solide – «Après le Sénat où je suis présidente, je serai toujours amoureuse de ma Cité ardente» –, qui s’éclate après le boulot sur les pistes de danse en buvant «des bières et des kirs» et qui peut même se laisser aller à un petit peu de drague. En témoigne les yeux doux que les deux femmes tirent en voyant un homme torse nu tatoué portant un casier de bières: inversion totale des stéréotypes de genre ici.

«Je suis une femme libérale», chantée sur l’air de la chanson de Cookie Dingler, «Une femme libérée». © RTBF

Ce désir de légitimer une candidature se retrouve dans son refrain:

«Je ne suis pas une femme fatale, je ne suis pas fragile, je suis une femme libérale, je suis la force tranquille».

Cette vidéo a été vue tout de même plus de 75’000 fois sur le site de la RTBF. Elle constitue un clip individuel, celui d’une ténor de la vie politique qui a mûrement construit son message. Vidéo, elle aussi, «ridicule» puisqu’un mandataire est vu d’abord comme un citoyen qui danse (Christine Defraigne a réalisé avec soin plusieurs pas rythmés lors de cette vidéo), qui boit des verres en terrasse, qui parle avec des hommes charmants tout en passant ensuite comme quelqu’un de sérieux, présidente du Sénat tout de même.

Le métier politique passe ici au second plan pour mieux faire apparaître une proximité avec la population. L’intention est ici de montrer comment cette «femme libérale» est aussi une femme sympathique et proche du citoyen.

Le poète socialiste: «Pour m’exprimer et te sensibiliser!»

Le ministre socialiste André Flahaut nous offre ici un clip moins médiatisé avec un peu plus de 3’000 vues, mais qui est très intéressant à comparer avec celui de Christine Defraigne, car il prend le parti inverse de la candidate MR: faire apparaître son métier en premier.

Avec son slam, «pour m’exprimer et te sensibiliser!», le socialiste se présente ici en instituteur qui veut s’adresser aux 18 ans dans son langage et qui vise avant tout à mobiliser les jeunes pour lutter contre l’abstention:

«J’insiste sur le fait d’aller voter car s’abstenir en soi n’est pas très efficace, c’est laisser les autres choisir à ta place.»

C’est un slam paternaliste et moralisateur assumé. André Flahaut n’hésite pas à mettre en garde les jeunes sur la dureté de la vie:

«Bienvenue dans le monde réel, la société active, où la sanction peut être cruelle pour une arrivée tardive.»

C’est une troisième vidéo «ridicule», car ici André Flahaut garde son costume de ministre âgé et éminent de la famille socialiste francophone, tout en intervenant avec une musique «de jeunes». Le cocktail en fait peut-être l’un des résultats les plus drôles de l’échantillon.

Par-dessus tout, il est difficile de comprendre pourquoi André Flahaut parle dans un parc, le long d’un étang et pas justement dans une arène fréquentée par les jeunes. C’est d’autant plus incompréhensible que la réalisation ici est soignée et a un professionnalisme comparable avec le clip de Christine Defraigne.

La chanson pour éclairer lien élu-politique?

L’ensemble de l’échantillon fort qualitatif que nous avons choisi montre une nouvelle image de l’homme et de la femme politique. Après une décennie d’émissions de divertissement politique, il est devenu nécessaire pour les élus de changer leurs images face aux citoyens. Ce phénomène touche tous les niveaux: du petit candidat au grand professionnel, de la petite section d’un parti à un l’aile locale d’une grande ville belge.

C’est ici que la recherche peut se poursuivre: s’il est admis que les émissions de divertissement font partie du quotidien politique, comment les élus s’adaptent-ils à ce mode de communication? Les trois exemples sélectionnés suggèrent que cette adaptation n’est pas des plus aisée pour tout le monde.

Toutes ces vidéos tournent le politique en ridicule par la définition même des théories de l’incongruité de l’humour: est drôle ce qui est inattendu. Mais ici – et c’est une nouveauté –, c’est le politique lui-même qui donne le bâton pour qu’on rit de lui.

Succès ou échec de communication? Il s’agit plutôt d’une mutation d’une communication politique à l’heure de ce que Pierre Rosanvallon appelle «la défiance» de la démocratie. Comme si le politique s’était approprié un langage, celui du divertissement politique, mais aussi celui d’une société qui ne croit plus en lui.

L’élu se voit dans ces vidéos sous la loupe d’une société d’abstention et de défiance du politique. Il participe lui-même à égratigner sa figure sérieuse et respectable. En ce sens, ces chansons éclairent une certaine manière de faire campagne à l’heure où le citoyen ne semble plus croire dans le monde politique… Et, peut-être aussi, à l’heure où le monde politique ne croit plus tellement en lui même.


Un article publié sur le site The Conversation disponible ici.

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