Le 28 mars dernier, les habitants de la ville de Moutier ont décidé qu’ils voulaient être jurassiens plutôt que bernois. – © DR

Moutier va quitter le canton de Berne pour rejoindre celui du Jura. Le changement va être important et, une fois retombées les émotions de la votation, de nombreux enjeux se présentent. Moutier va devoir faire sa place dans son nouveau canton, tant politiquement qu'économiquement.

Par Jean-Daniel Ruch,
ambassadeur de Suisse en Israël. A titre privé.

Dans le conflit jurassien, on a souvent opposé la voix du cœur à celle de la raison. L’enthousiasme et les émotions appartiendraient à ceux qui se réclament d’une identité jurassienne, la raison et le froid calcul d’intérêt à ceux qui se définissent comme Bernois. C’est faux. Il existe autant de pulsions affectives d’un côté que de l’autre. Beaucoup de ceux qui ont voté «non» le 28 mars l’ont fait d’abord parce qu’ils se sentent sincèrement bernois. Cela peut paraître mystérieux, mais c’est un fait qu’il faut reconnaître et respecter. Des générations de Prévôtois dont les familles ont immigré de l’ancien canton n’ont plus aucun lien de parenté, de propriété ou de langue avec leur région d’origine. Pourtant, leur identité bernoise s’est perpétuée en même temps que leur lieu d’origine était imprimé dans leur carte d’identité. Bien sûr, la peur du changement, les craintes économiques, la prudence innée que l’on prête aux protestants du Sud ont ajouté à la force de conviction du camp du «non». Mais, à la base, il y a un sentiment identitaire.

Une croyance similaire à l’appartenance à un peuple a motivé le vote positif. Il ne faut évidemment pas croire que le camp jurassien était animé uniquement par les motifs du cœur. Il y a aussi des réflexions rationnelles qui ont justifié le choix du «oui». Je ne parle pas des calculs de politiciens qui se voient un avenir plus prometteur dans le canton du Jura que dans celui de Berne. Je parle d’une meilleure maîtrise de son destin à 10% dans un petit canton qu’à 0,7% dans un grand canton avec lequel on ne partage au fond pas grand’chose. Ces deux identités, la jurassienne et la bernoise, semblent a priori irréconciliables. Peut-on être à la fois Jurassien et Bernois? La réponse est oui. Le mérite des peuples mélangés est qu’ils peuvent s’ils le veulent revendiquer et vivre leurs identités multiples. On peut être Jurassien, Bernois, avec des racines italiennes, portugaises ou kosovares et avoir à l’esprit d’abord le bien de la collectivité dans laquelle on vit.     

Une identité prévôtoise prise en étau

Si une identité, prise en étau entre la bernoise et la jurassienne, a souffert des cinquante dernières années du conflit, c’est bien la prévôtoise. Malheureusement, Moutier a perdu beaucoup en deux générations. De la population, des jeunes, des perspectives. De centre spirituel de toute la région au septième siècle à centre industriel d’importance nationale au vingtième, ce qu’on considérait comme une ville alors a été rétrogradé au rang de bourgade au vingt-et-unième siècle. Le conflit jurassien n’en est évidemment pas la seule raison. N’empêche : emberlificotés dans leurs combats identitaires, ses dirigeants, jurassiens comme bernois, ont-ils pu ou su développer les stratégies et les visions capables d’attirer des familles et des entreprises ?

Devenir la deuxième cité du Canton du Jura offre des options qu’il s’agira d’exploiter. Il faudra faire élire les siens dans les instances politiques. Enfin, Moutier pourra à nouveau songer à avoir une représentation au niveau fédéral. Les décolleteurs et les horlogers ont trop longtemps méprisé la politique. Elle peut attirer des flux d’investissements et changer l’image et la dynamique d’une région. Les Fribourgeois et les Valaisans ont admirablement su en jouer. Delémont aussi. Il y a cinquante ans, Moutier et Delémont jouaient dans la même ligue – pas seulement au football. Plus aujourd’hui. Les Prévôtois devront veiller à ce que leurs élus ne se laissent pas aveugler par l’ivresse de la victoire. Evidemment, les festivités seront marquées par beaucoup d’émotions. Mais une fois l’adrénaline et la dopamine retombées, il faudra se battre. Et ne pas compter que l’Ajoie, les Franches ou la Vallée fassent des cadeaux au nouveau venu. Des promesses ont été faites? Il faudra qu’elles soient tenues. Les pertes d’emploi dues à la fermeture des administrations bernoises devront être entièrement compensées. Au moins une institution majeure – Parlement, Ministère, Tribunal – devra avoir son siège à Moutier. Peut-être même que la cité prévôtoise recevra le titre honorifique de capitale cantonale. Ce serait une surprise, et ce n’est pas l’essentiel, mais pourquoi pas? Sur une carte de visite, ça pourrait attirer le regard.

Attirer les investissement fédéraux

Surtout, les élus prévôtois devront utiliser les nouveaux outils de pouvoir à leur disposition pour attirer des investissements fédéraux. La priorité devrait aller à la création, en collaboration avec un des polytechnicums ou une des grandes universités, d’un centre de recherches et de formation dans au moins une technologie de pointe. Les nanotechnologies ou les nouveaux matériaux semblent être des domaines particulièrement adaptés pour ce qui fut la capitale de la mécanique de précision. Le Valais a réussi à attirer un centre de l’EPFL avec plus de 300 employés et chercheurs. Pourquoi le Jura, avec Moutier, n’y arriverait-il pas?  

Enfin, les élus prévôtois devront s’engager en faveur de tout l’arc jurassien pour renverser les flux financiers qui, aujourd’hui, font que les périphéries, y compris Moutier, subventionnent en réalité les villes. Selon la haute école de gestion de Neuchâtel, ce sont des centaines de millions qui quittent chaque année l’arc jurassien pour alimenter les grandes villes suisses. Son rapport de 2020 sur le sujet offre des pistes d’action[1] à mettre en œuvre urgemment.

Le cœur a dicté la décision du 29 mars. Le brouillard va enfin se dissiper. Dans la clarté d’un nouveau destin, vainqueurs et vaincus doivent se retrouver autour d’une identité prévôtoise. Ils devront s’efforcer – ce ne sera pas simple – d’oublier les chants des sirènes bernoises ou jurassiennes pour se concentrer sur la voix juste, la seule qui doit inspirer leur action. La voix prévôtoise, ancrée dans plusieurs milliers d’années d’histoire parfois brillante, étouffée par les mythes bernois et jurassiens durant trois quarts de siècle, et réveillée aujourd’hui.

Il ne faudrait pas qu’un tribunal bernois, à nouveau, ne prolonge le conflit. Les sentiments d’injustice qui en résulteraient n’apporteraient rien de bon. On détournerait encore l’attention de défis autrement plus urgents que l’appartenance cantonale.


[1] https://www.arcjurassien.ch/fr/Nos-projets/Economie-presentielle/PHR-Economie-presentielle-2017-2019.html

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