La pandémie vue par Darwin: «Les virus courent plus vite que nous»

Publié le 16 septembre 2020
Expert en sciences de l’évolution, auteur de nombreux livres et articles, Telmo Pievani est professeur en philosophie de la biologie à l’université de Padoue, en Italie. Dans cette tribune écrite pour Heidi.news, il plaide pour une compréhension évolutionniste, non centrée sur l’homme, de la pandémie de Covid-19. Une façon de remettre les vrais sujets au cœur du débat, car l’épidémie ne se comprend bien que dans son cadre fondamental: la crise écologique et ses conséquences.

Cet article de Telmo Pievani est paru sur Heidi.news le 14 septembre 2020


La pandémie de Covid-19 a été discutée sous de multiples perspectives  – épidémiologique bien sûr, clinique, sanitaire, social, politique… –, mais toutes se fondent sur le présent immédiat. Il manque une vision fondée sur le long terme, que seul peut nous donner un prisme évolutionniste. En voici une ébauche.

Environ 20 % de l’ADN humain provient des virus. Rien n’est pur en biologie, heureusement, et notre génome pas plus que le reste. Cela signifie que nos ancêtres, depuis que nous sommes apparus en Afrique il y a environ 200 millénaires, ont survécu à de nombreuses pandémies. Car tout cela est une vieille histoire, et Covid-19 vient de loin.

En biologie de l’évolution, on a recours à une métaphore pour expliquer les relations entre les agents pathogènes et leurs hôtes: celle de la reine rouge de Lewis Carroll. Comme la reine rouge avec Alice, nous devons courir de plus en plus vite pour ne pas perdre pied sur un terrain en constante évolution. L’évolution est un jeu continu de mouvements et de ripostes, de défis et de réactions à ces défis, d’adaptations et de co-adaptations. Le risque, dans cette course aux armements, est que l’hôte soit toujours un peu à la traîne sur les agents pathogènes, qui changent plus vite et se diversifient mieux.

L’amour, comme la guerre, se fait à deux. Nous devons faire preuve d’une grande prudence avec les virus comme celui Covid-19, pour au moins quatre raisons ayant trait à l’évolution:

  • Les virus à ARN sont beaucoup plus anciens que nous, ils parcourent la planète depuis au moins trois milliards d’années alors que nous sommes une très jeune espèce africaine. Depuis des milliards d’années, les virus ont développé des stratégies pour infecter d’abord les bactéries, puis les plantes et les animaux multicellulaires.

  • Les virus respectent et obéissent à une logique simple: faire des copies d’eux-mêmes en utilisant les cellules des autres comme véhicules de diffusion. Ce sont des réplicateurs assez parfaits, avec une structure simple (un brin d’ARN entouré d’une capsule de protéines) qui minimise les ressources et les coûts pour maximiser les bénéfices d’un point de vue darwinien.

  • Les virus, en particulier les virus à ARN, mutent beaucoup plus vite que nous, car l’ARN est un acide nucléique instable. Celui de Covid-19 change assez peu car il possède un mécanisme efficace de correction des mutations, mais il est né d’une recombinaison génétique entre un virus de chauve-souris et celui d’un hôte intermédiaire, peut-être le pangolin. Quoi qu’il en soit, les virus courent plus vite que nous.

  • Enfin, Homo sapiens, en tant que mammifère social et mobile, est un excellent hôte pour les virus, tout comme les chauves-souris. Du fait de notre diversité génétique individuelle, qui est notre meilleure défense évolutive, Covid-19 nous affecte avec des conséquences très variables, qui vont de la maladie bénigne au décès. Mais cette stratégie évolutive reste payante: les hôtes avec peu de symptômes propagent mieux et plus longtemps le virus que des patients graves, vite isolés en soins intensifs.

Il y a une cinquième raison, plus récente au plan évolutif, qui s’ajoute au tableau. Lorsque la grippe espagnole a frappé l’humanité il y a de cela un siècle, nous étions environ deux milliards d’êtres humains sur Terre. Nous sommes aujourd’hui presque quatre fois plus et nous voyageons entassés dans des trains, des bateaux, des avions. Comme nous, les virus ont désormais ont des ailes.

L’homme, meilleur allié des virus. Enfin, et c’est le point le plus critique, l’Homo qu’on dit sapiens a développé des comportements qui aident les virus à franchir la barrière des espèces et provoquer des zoonoses:

  • La déforestation croissante, la dévastation et la réduction des habitats d’animaux qui sont des réservoirs de virus capables de se transmettre à l’homme, dans toute la ceinture équatoriale et tropicale.

  • Le braconnage et le commerce illégal d’animaux exotiques, quatrième trafic illégal dans le monde selon Interpol, après les drogues, les armes et les êtres humains.

  • Le transport et le regroupement d’animaux sauvages dans des marchés au vif, dans des conditions d’hygiène minimales, pour servir de nourriture ou de remède traditionnel sur la base de superstitions sans fondement scientifique.

Nous sommes donc devenus un hôte parfait pour les virus et, en outre, nous faisons de notre mieux pour les aider. Nous sommes devenus les meilleurs alliés des virus. C’est illogique à tous points de vue, y compris au plan économique, car les coûts d’une pandémie comme Covid-19 dépassent de loin les gains illégaux et légaux que nous pourrions tirer de l’exploitation des écosystèmes et des animaux.

Covid-19 et la crise écologique. C’est l’angle mort du débat public sur Covid-19: la matrice écologique qui voit naître les pandémies, qui ne sont qu’un chapitre dans l’histoire de la crise environnementale et de ses répercussions.

En biologie de l’évolution, nous avons un nom pour ce processus: la construction de niches. Certains organismes dans la nature développent une stratégie active d’adaptation. Ils ne se limitent pas à répondre aux défis que leur pose leur environnement, mais modifient celui-ci pour l’adapter à leur survie et à leur reproduction. Les galeries des vers de terre, étudiées par Darwin dans le merveilleux livre qu’il écrivit un an avant sa mort, et les barrages de castors, en sont deux exemples célèbres. En modifiant et en bâtissant leurs niches écologiques, ces espèces transmettent à leur progéniture leurs gènes, leurs innovations (l’évolution est aussi culturelle), mais aussi les changements écologiques qu’elles ont elles-mêmes provoqués.

Quel est le rapport entre la construction de niches et Covid19 et la crise environnementale? Nous, Homo sapiens, sommes les constructeurs de niches par excellence. Depuis des millénaires, nous changeons le monde pour l’adapter à nos besoins, ou le rendre moins hostile.  Nous léguons à nos descendants des gènes, des idées et des perturbations écologiques. Le changement climatique, par exemple, est une construction de niche à l’échelle du globe: nous devons désormais nous adapter à un environnement que nos prédécesseurs et nous avons délibérément modifié. Il s’agit d’un processus récursif.

Jusqu’à présent, l’exploitation de l’environnement nous a apporté un grand essor démographique et une croissance économique. Mais la construction de niches est un jeu dangereux. Il peut nous conduire dans un piège évolutif, car les changements introduits par une génération peuvent avoir un coût inattendu pour celle qui suit. Plus vite nous changeons notre environnement, plus nous devons nous adapter en retour. La crise environnementale et ses conséquences, des tempêtes aux pandémies, est précisément cela: l’addition à payer pour nos réussites en tant que constructeurs de niche.

En bref, nous sommes une reine rouge qui doit courir de plus en plus vite parce qu’elle-même modifie son environnement de plus en plus radicalement.

Quelques leçons pour la reine. Il y a des leçons à tirer de ce concept de construction de niche. La première est que lorsqu’une pandémie nous frappe, nous devons agir à la fois sur ses causes immédiates –  via le système de santé, les vaccins et autres fruits de la recherche biomédicale – mais aussi sur ses causes lointaines, ces facteurs écologiques fondamentaux qui rendent la prochaine pandémie si ce n’est inévitable, du moins probable.

Deuxième leçon: saisir la logique évolutive à l’œuvre dans cette crise nous aide à comprendre notre ennemi et identifier ses faiblesses. Les virus ont quatre ennemis principaux:

  1. l’hygiène et les comportements sociaux;

  2. la justice sociale et l’accès universel à la santé;

  3. la défense urgente de l’environnement et la conservation des espèces;

  4. et la recherche scientifique, dont l’importance n’est pas limitée aux temps de crise.

L’aventure humaine a montré que les virus sont plus efficaces que nous dans ce jeu darwinien qu’est l’existence, que nous sommes vulnérables, que nous sommes intimement connectés au reste de la biosphère et que nous ne sommes pas indispensables pour la biosphère. C’est la leçon la plus importante de tout cela: la nécessité d’une humilité évolutive.

S’abonner
Notification pour
0 Commentaires
Le plus ancien
Le plus récent Le plus populaire
Commentaires en ligne
Afficher tous les commentaires

À lire aussi

Accès libre

Superintelligence américaine contre intelligence pratique chinoise

Alors que les États-Unis investissent des centaines de milliards dans une hypothétique superintelligence, la Chine avance pas à pas avec des applications concrètes et bon marché. Deux stratégies opposées qui pourraient décider de la domination mondiale dans l’intelligence artificielle.

Quand notre culture revendique le «populaire de qualité»

Du club FipFop aux mémorables albums à vignettes des firmes chocolatières NPCK, ou à ceux des éditions Silva, en passant par les pages culturelles des hebdos de la grande distribution, une forme de culture assez typiquement suisse a marqué la deuxième décennie du XXe siècle et jusque dans la relance (...)

Jean-Louis Kuffer

Intelligence artificielle: les non-dits

On nous annonce une révolution avec l’arrivée invasive et fulgurante de l’IA dans nos vies, nos modes d’apprentissage et de production et, surtout, la mise à disposition de l’information immédiate et «gratuite» sans effort, objet central ici. Or nous ne mesurons aucunement ce que cela signifie vraiment.

Jamal Reddani
Accès libre

Combien de temps l’humanité survivrait-elle si l’on arrêtait de faire des enfants?

Suffit-il de calculer l’espérance de vie maximale d’un humain pour deviner combien de temps mettrait l’humanité à disparaître si l’on arrêtait de se reproduire? Pas si simple répond l’anthropologue américain Michael A. Little.

Bon pour la tête

Masculin et féminin: on n’en a pas fini avec les stupidités

C’est le spermatozoïde le plus rapide, le plus fort et le plus malin qui féconde l’ovule, essaie-t-on de nous faire croire. Ainsi, certaines positions sexuelles favoriseraient les mâles rapides, d’autres les femelles résistantes. C’est bien sûr beaucoup plus subtil que ça, plus intelligent. La vie n’est pas une course.

Patrick Morier-Genoud

Faut-il vraiment se méfier de Yuval Noah Harari?

La trajectoire du petit prof d’histoire israélien devenu mondialement connu avec quatre ouvrages de vulgarisation à large spectre, dont Sapiens aux millions de lecteurs, a suscité quelques accusations portant sur le manque de sérieux scientifique de l’auteur, lequel n’a pourtant jamais posé au savant. D’aucun(e)s vont jusqu’à le taxer de (...)

Jean-Louis Kuffer

Ces bactéries qui survivent dans l’espace

Une équipe de chercheurs chinois a détecté un micro-organisme d’une nouvelle espèce sur les surfaces internes du matériel de la station spatiale Tiangong, expliquent nos confrères de «L’Espresso». Il s’agit d’une bactérie qui résiste à la microgravité et aux radiations spatiales.

Simon Murat
Accès libre

Le vaccin ARN pourrait être à l’origine du Covid long

Une étude de l’Université de Yale révèle que la vaccination contre le Covid-19 pourrait provoquer des symptômes similaires à ceux d’un Covid long. Si les preuves semblent convaincantes et pourraient modifier la réflexion sur ces produits, elles ne sont toutefois pas encore reconnues par les autorités de santé publique.

Bon pour la tête

La sexualité masculine se cantonne-t-elle au pénis?

Dans sa dernière parution, le magazine «Sexualités humaines» présente comment les hommes abordent et vivent une sexualité hétéronormée. Il est question de consentement, de désir et d’amour, mais aussi de zones érogènes, et l’on se rend compte que beaucoup d’hommes ont tendance à n’en considérer qu’une, je vous laisse deviner (...)

Patrick Morier-Genoud
Accès libre

Salutaires coups de fouet sur l’Europe

L’entrée fracassante de Trump sur la scène mondiale secoue le monde, l’Occident avant tout. Les Européens en particulier. Comment réagiront-ils dans les faits, une fois passés les hauts cris? L’événement et ses suites leur donnent l’occasion de se ressaisir. Pas tant sur l’enjeu militaire, pas aussi décisif qu’on ne le (...)

Jacques Pilet
Accès libre

La démocratie chez les gorilles?

Le «Figaro» nous apprend que «lorsqu’il est question de se déplacer collectivement les gorilles ne sont pas soumis au choix du mâle dominant». Où aller pour trouver de quoi manger, pour éviter un danger? De nombreux animaux sociaux se posent la question.

Bon pour la tête
Accès libre

Comment le cerveau reconnaît-il les gens?

Entre les super-reconnaisseurs et les personnes incapables de reconnaître un visage, nous ne sommes pas égaux quant à la reconnaissance des visages. Plongeons dans le cerveau pour comprendre ce mécanisme essentiel à notre vie sociale.

Bon pour la tête
Accès libre

Pour moins se mouiller sous la pluie, vaut-il mieux courir ou marcher?

Vous avez forcément déjà connu cette situation, que ce soit sous une pluie fine ou un orage, prenons le problème du point de vue de la physique et essayons de calculer la quantité d’eau qui vous tombera dessus en fonction de votre vitesse.

Bon pour la tête
Accès libre

Six explications au scepticisme croissant à l’égard des vaccins

Occultation des effets secondaires, opacité, amalgames et pensée unique, la séquence médiatique autour de la campagne de vaccination contre le Covid-19 a laissé des traces dans la population. Et la santé publique s’en ressent: la vaccination convainc de moins en moins, par conséquent des épidémies éradiquées depuis longtemps refont surface, (...)

Bon pour la tête
Accès libre

«House of the Dragon»: si les dragons existaient, comment pourraient-ils cracher du feu?

Dans le pays fantastique de Westeros, imaginé par George R.R. Martin et porté à l’écran dans Game of Thrones et House of the Dragon, le spectacle des dragons crachant du feu captive le public grâce à un savant mélange de mythes et de fantastique. Pour moi en tout cas, j’y (...)

Bon pour la tête
Accès libre

Emergence du langage dans l’évolution humaine: des chercheurs font parler les structures osseuses fossilisées

Les positions d’Aristote et de Descartes, qui affirmaient que le langage est le «propre de l’homme», se trouvent aujourd’hui contestées par des observations éthologiques sur les singes ou les oiseaux.

Bon pour la tête