La «nouvelle vague roumaine» fait école en Géorgie

Publié le 17 juin 2022
Malgré son titre peu engageant, «Otar's Death» vaut mieux que l'enterrement de troisième classe auquel il semblait promis. Avec son histoire de deux mondes mis en contact par un accident et une mise en scène du tonnerre, ce film est même l'une des rares vraies surprises de l'année, qui nous fait découvrir un pays méconnu.

Dans le supermarché du 7ème art actuel, sur lequel toute vue d’ensemble est devenue impossible, peut-on encore espérer repérer le meilleur? La question se pose quand on tombe sur un premier film tel que Otar’s Death, présenté en sélection des… viennent-ensuite du festival de Karlovy Vary, autrefois réputé mais aujourd’hui devenu le cul-de-sac des films produits dans l’Est de l’Europe. Autrement dit, un miraculé. Par chance, Trigon Film aura eu un bon informateur pour repérer cette perle. Et malgré le «four» enregisté outre-Sarine (665 entrées…), notre distributeur d’exception le propose malgré tout au public romand dans les rares salles qui en voudraient encore! Dans ces conditions, un seul conseil: courez découvrir ce formidable film géorgien, qui nous a furieusement rappelé la récente «nouvelle vague roumaine» de Christian Mungiu et consorts.

Le titre renvoie à la fameuse Mort de Dante Lazarescu de Cristi Puiu (déclencheur de la mouvance, en 2005), le scénario, plutôt à Mère et fils (Child’s Pose) de Calin Peter Netzer (Ours d’or à la Berlinale en 2013). Mais au-delà du récit, l’essentiel est affaire de style, d’un aplomb exceptionnel pour un débutant, et d’un propos pas forcément joyeux mais d’une belle lucidité sur l’état de la nation. Du coup, rien à voir avec la douce ironie d’Otar Iosseliani, jusqu’ici le cinéaste géorgien de référence (quoique exilé en France et encore bien vivant à 88 ans). Ou alors, c’est que le dénommé Otar du titre représente justement un passé dont, c’est bien connu, on ne se défait pas si aisément…

A qui la faute

Après une mystérieuse scène de chasse placée en ouverture, le film débute vraiment en ville, dans la capitale Tiflis (l’ancien nom de Tbilissi, remis à l’honneur), où Keti vit seule avec Nika, son fils adolescent qu’elle a eu très jeune. Elle a de la peine à joindre les deux bouts, mais la situation devient réellement critique lors d’une journée passée au vert, près d’un lac. Suite à une dispute, Nika prend le volant et renverse par inadvertance un vieil homme, Otar. Puis le récit se scinde en deux. D’un côté, Keti promet de verser rapidement une grosse somme à la famille (un autre couple mère-fils) pour éviter la prison à son fils et se met en quête. De l’autre, un Nika plus perturbé qu’il n’en a l’air va s’aliéner son amie Ana en l’agressant…

Que s’est-il passé, et que veut donc nous dire le cinéaste? Comme dans ce cinéma roumain qui a commencé à faire école un peu partout, la réponse n’a rien d’évident et le film n’en devient que plus passionnant. On devine tout un réseau sous-jacent de responsabilités, voire de culpabilités, qui pourrait s’étendre à la société entière. Pourtant, rien ne sera jamais clairement énoncé. A chacun de se débrouiller avec ce qu’il y a à l’écran, et heureusement, les pistes ne manquent pas. A commencer par ce portrait de femme à la fin de la trentaine (Nutsa Kukhianidze, sorte de croisement entre Anouk Grinberg et Florence Loiret-Caille, deux décennies après sa révélation dans L’Eté de mes 27 baisers de Nana Djordjadze) qui vit encore comme si elle en avait vingt, de petits boulots en soirées arrosées en boîte. Pas étonnant que l’introverti Nika paraisse un peu perdu, entre cette mère larguée et une (pas encore) petite amie qui ne rêve que de quitter le pays!

Une vision qui embrasse large

La grande idée de l’auteur est cependant de révéler peu à peu que les choses ne sont pas si simples non plus de l’autre côté, à la campagne. L’autoritaire Tamara, la fille du défunt, aussi robuste que Keti est filiforme, s’évade par la musique en jouant du violoncelle dans sa grange et en dirigeant une chorale d’enfants. Quant à son fils Oto, il assume sombrement son héritage paysan avec pour seule détente (et confidente) une amie/putain plus âgée. Pour finir, lorsque survient un événement inattendu, à la limite du comique et du fantastique, le test moral auquel le cinéaste soumet cette famille fera lui aussi des étincelles!

La manière qu’a Ioseb Bliadze de mener son affaire, tranquillemnent, avec des ellipses, des non-dits et des idées visuelles qui intriguent, mais surtout en élargissant constamment notre champ de vision, est étonnante. Quand Nika et Ana montent en téléphérique sur une colline dominant la ville, c’est pour constater la laideur de son architecture. Mais cette dernière n’est-elle pas le fait d’une humanité en souffrance? Qui est donc cet ex auquel Keti finira par demander l’argent du dédommagement, après bien d’autres tentatives? Et n’est-ce pas cette punition que sa mère souhaite à tout prix lui éviter que Nika ira chercher dans un bal masqué promis dès le début? Enfin, que signifie donc cette concluion en forme de boucle refermée, où l’on retrouve un certain chasseur et son chien?

Sans en avoir l’air, Otar’s Death pointe une évasion des responsablilités, une course à l’argent et une insatisfaction générale qui ne sont certes pas le fait de la seule Géorgie. Et si le tableau n’est pas gai, on peut aussi en admirer la singulière beauté et y déceler une pointe d’ironie appréciable. Après le rêveur What Do We See When We Look at the Sky? d’Alexandre Koberidze (montré à Black Movie) et l’attachant Wet Sand d’Elene Naveriani (une coproduction helvétique), il semble y avoir dans ce pays menacé un nouvel appétit de cinéma dont on espère qu’il pourra encore se développer!


«Otar’s Death (Otari sikydili)», de Ioseb «Soso» Bliadze (Géorgie, 2021), avec Nutsa Kukhianidze, Iva Kimeridze, Eka Chavleishvili, Archil Makalatia, Taki Mumladze. 1h47

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