La Mojonera, voyage en «Eurafrique»

Publié le 9 octobre 2018
C'est une commune andalouse où on n'arrive pas par hasard. On y vient pour travailler dans les serres ou pour rejoindre sa famille. De nombreux Africains ont suivi ce parcours et la ville est devenue avec le temps la plus africaine d’Espagne. La Mojonera offre-t-elle l’image en miniature d’une Europe future transformée par l’immigration massive? Certains considèrent cette dernière comme inévitablement inscrite dans les projections démographiques*. L’Europe s’acceptera-t-elle pleinement comme une terre d’immigration?

Avant midi, La Mojonera se présente tel un décor de vieux western, une ville fantôme. Y règne un vague murmure accompagné des sonnettes des vélos qui annoncent l’arrivée des ouvriers. Les Africains pédalent. Eux qui ont attendu longtemps un miracle économique sur leurs terres ont fini par aller le chercher dans la fournaise des serres en plastique. C’est à la sueur de leur front que depuis une trentaine d’années la province d’Almeria en Andalousie est devenue l’un des plus importants fournisseurs de primeurs en Europe.


*Lire notre précédent article «Ces migrations qui bouleversent l’Europe»


La commune de La Mojonera, dont plus de 60% du territoire est recouvert de serres, produit chaque semaine des tonnes de fruits et légumes que les grandes entreprises exportent ensuite vers divers endroits de la planète, et même en Afrique. Plus de 50% de la population active de la Mojonera est employée dans l’agriculture et ses industries connexes.  Parmi ces travailleurs, un grand nombre d’Africains subsahariens, hommes et femmes assoiffés de rêves.

Deux jeunes citoyennes au siège de la mairie. © 2018 Bon pour la tête / Doménica Canchano Warthon

La Mojonera est africaine plus que toute autre ville en Espagne. Sur environ 8700 habitants, 30% sont originaires du Maroc, de Guinée Bissau, du Sénégal, du Nigeria, d’Algérie, de Mauritanie, entre autres provenances.
Pour les adultes, la coexistance est affaire de circonstances – ils viennent gagner leur vie là où il y a du travail . Mais leurs enfants, eux, sont engagés dans un processus qui les conduira à constituer, à l’avenir, la principale composante de la cohésion sociale. Ils font plus que s’adapter, ils s’enracinent. 

Et ils sont toujours plus nombreux, comme l’indiquent les effectifs scolaires. À l’école secondaire, on compte 28,4% d’étrangers, c’est-à-dire à peu près exactement autant que dans la population générale. A l’école primaire, cette proportion atteint 60,2%. Les principaux pays de provenance sont le Maroc, le Sénégal, la Guinée-Bissau, l’Algérie, le Portugal et la Roumanie.

Il faut ajouter qu’à La Mojonera, les Espagnols eux-mêmes sont étrangers à cette terre, la plupart venant d’autres régions du pays. Cela explique probablement pourquoi la multiethnicité ne constitue pas, en elle-même, un sujet de tension: ici, on vit sans faire grand cas des couleurs de peau.

Un africain tentant sa chance avec le loto. Plus de 50% de la population active de la Mojonera est employée dans l’agriculture et ses industries connexes. © 2018 Bon pour la tête / Doménica Canchano Warthon

Aider les compatriotes à rester chez eux

Vers 15h30, les Africains reprennent leur travail et restent sous l’étouffoir des serres de plastique 4 à 5 heures durant. Le monde rural se nourrit de leur labeur, mais en ville, on préfère ne pas l’avoir sous les yeux. On les loge de préférence dans des quartiers périphériques, où quelques supermarchés ethniques colorent les banlieues pleines de poussière et de ciment.

Metcho Mendes, 57 ans, ressortissant de Guinée Bissau, établi à La Mojonera depuis 2002, vit dans l’un de ces immeubles. «Avant l’Espagne, j’étais peintre au Portugal, puis la crise est arrivée et un ami m’a dit qu’il y avait du travail à la Mojonera. C’est à ce moment que j’ai commencé à travailler dans l’agriculture, les poivrons, les tomates. Je ne voulais pas faire ça mais il n’y avait pas d’autre choix».

Comme beaucoup, Metcho Mendes s’est adapté, a commencé à travailler 8 à 12 heures par jour, samedi et dimanche compris. Il a fait venir sa femme de Guinée-Bissau, a fait étudier leurs enfants et finalement a pris ses habitudes ici. Aucun de ses collègues n’est espagnol.

Vers 15h30, les africains reprennent leur travail et restent sous l’étouffoir des serres de plastique 4 à 5 heures durant. Par jour, ils gagneront entre 28 et 35 euros. © 2018 Bon pour la tête / Doménica Canchano Warthon

«J’ai eu de la chance, dit- il, je suis arrivé en Europe en avion, alors que d’autres perdent la vie dans la traversée. Beaucoup d’entre nous considèrent qu’ils devraient pouvoir immigrer légalement. L’alternative, c’est d’aider les Africains dans leur pays pour éviter leur départ».

Ce ne sont pas des mots en l’air: l’exode massif de leurs compatriotes a inspiré un projet à Metcho Mendes et à un groupe d’immigrés de Cañobe comme lui: ouvrir une école avec une bibliothèque dans leur ville d’origine.


Voir l’article: «La ruée vers l’Espagne»


Un autre Guinéen, Samuel Mendes (Mendes est le patronyme le plus populaire en ville) a déjà réalisé un projet semblable avec l’association des Immigrants Tame, du nom de leur ville d’origine: «Nous avons déjà construit une école primaire qui prend en charge les élèves jusqu’au lycée. La prochaine étape sera de financer l’accès des élèves à l’université. Nous voulons faire passer un message différent de celui qui a nourri la première génération d’immigrants: restez chez vous si vous le pouvez, car ici, ce n’est pas le paradis.»

«Certains enfants ont honte de dire qu’ils sont Africains. La seule image qu’ils ont de leur lieu d’origine est celle d’un continent pauvre, impuissant et sans avenir.»

Samuel Mendes prend cela comme un service rendu à son peuple: il veut faire comprendre aux jeunes que le «teenage dream» finit par s’habiller de plastique blanc et que la terre est son lit le plus tendre.

A La Mojonera, ceux de son association ont initié une journée d’action, Africa Day, pour promouvoir un regard différent, plus positif, sur l’Afrique: «Nous avons réalisé que certains enfants ont honte de dire qu’ils sont Africains. La seule image qu’ils ont de leur lieu d’origine est celle d’un continent pauvre, impuissant et sans avenir.»

Une mauvais histoire a souillé ces terres

Ramón, lui, vient de Grenade. Du guichet de son kiosque à journaux, il nous raconte une histoire survenue il y a 18 ans: «Des Africains ont été rejetés de certains lieux publics. C’est arrivé parce qu’ils entraient dans les cafés avec leurs vêtements de travail qui sentaient la transpiration. Je crois que ça n’avait rien à voir avec le racisme, plutôt avec l’ignorance de certains codes de comportement.»

À 15 kilomètres de La Mojonera, il y a El Ejido. La ville est entourée de serres, visible par son plastique blanc. © 2018 Bon pour la tête / Doménica Canchano Warthon

Pas loin de là, à environ 15 kilomètres de La Mojonera, la tension entre communautés a pris, il y a dix-huit ans, une tournure plus dramatique. Le village d’El Ejido a connu, trois jours durant, l’une des plus importantes épidémies de violence raciste de ces dernières décennies en Europe occidentale. Des groupes xénophobes organisés, armés de bâtons et de chaînes, parcouraient les rues et incendiaient des baraques dans lesquelles logeaient des immigrants paniqués. Ces faits constituent une honte nationale dont personne ne veut plus parler. 

Tout a commencé le 5 février 2000: Encarnación López Valverde, une femme de 26 ans, a été poignardée à mort par un immigrant nord-africain qui a tenté de la voler alors qu’elle faisait ses courses dans un marché aux puces. Cet événement a fait exploser la tension qui s’était accumulée les jours précédents le meurtre, suite au conflit entre deux agriculteurs et un immigrant.
 

En toile de fond, la situation des travailleurs étrangers illégaux, dont la condition était proche de l’esclavage. Entre les uns et les autres, il s’agissait moins de coexistence que d’acceptation. Jusqu’à ce qu’une étincelle fasse exploser la situation. 

Certains se demandent si cela pourrait se reproduire. Beaucoup croient que non. 

Conseils pour une bonne nutrition en langue arabe. L’affiche est située dans le centre de santé de la ville. © 2018 Bon pour la tête / Doménica Canchano Warthon

Les fonds pour l’intégration ne sont pas encore arrivés

L’augmentation de la population étrangère depuis la fin des années 90 a incité certaines communautés à approuver des programmes d’intégration, mais ce n’est qu’en 2005 que le gouvernement central a créé un Fonds pour soutenir l’accueil et l’intégration des immigrants. 

L’objectif de cette aide publique était de fournir un financement spécifique aux communautés et aux municipalités pour qu’elles mettent en œuvre des plans d’intégration des migrants. Ce financement a duré sept ans, puis, en 2012, il a été suspendu. Aujourd’hui, sa réactivation constitue l’une des promesses les plus significatives du gouvernement de gauche actuel. 

Pour sa part, la ville de La Mojonera dispose depuis 1996 d’un service municipal d’immigration et d’un plan d’action pour les immigrants. À la tête de ce service se trouve un technicien de l’immigration et un médiateur interculturel. Parmi les actions au programme, il y a l’apprentissage de l’espagnol aux adultes et la prévention des comportements xénophobes. 

Mais ces actions suffiront-elles? 

La Mojonera est en danger. Sa forte concentration de population vulnérable, son taux de chômage, ses problèmes de sécurité et de coexistence entre communautés lui ont valu, depuis peu, de figurer dans la Stratégie régionale d’intervention des zones défavorisées d’Andalousie. «Ce plan aura une période d’exécution de 4 ans et une dotation budgétaire de 728 244,71 euros, qui sera principalement consacrée à l’embauche de personnel afin de renforcer les services sociaux communautaires», déclare l’administration locale. 

Les gens de l’avenue La Naturaleza. «Ils ne savent pas communiquer avec nous», c’est une chose que les personnes âgées exigent des nouveaux citoyens. © 2018 Bon pour la tête / Doménica Canchano Warthon

Un certain malaise se fait sentir entre anciens et nouveaux citoyens. «Ils ne s’intègrent pas», «Ils ne savent pas communiquer avec nous», «Ils ne participent pas à la vie sociale», affirment les gens de la place. La plupart du temps, le malaise a moins à voir avec les nuances de couleur de peau qu’avec les différence de mœurs liées à la religion.

«Dans le menu scolaire, dit un habitant, le porc avait déjà disparu au profit du poulet. Mais maintenant, les musulmans exigent que le poulet lui-même soit tué selon la règle des viandes halal. Ce n’est plus de l’intégration, c’est un simulacre d’intégration et c’est un manque de respect pour les autres», dit un père. 

Où l’on retombe sur l’exigence d’une séparation bien comprise entre religion et vie publique: plus que jamais, elle semble une base indispensable à l’état multiculturel et multiethnique du futur.
«Nous venons tous de l’extérieur, nous n’avons pas de racines, pas de coutumes. La seule chose qui nous unit est La Mojonera», résume, conciliant, le kiosquier Ramón. 

Tant que la terre portera des fruits. 


Retrouvez le dossier complet de l’opération migrations sur #OpérationMigrations

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