La littérature s’adresse-t-elle (aussi) aux imbéciles? Si oui, qui sont-ils? Et de quelle littérature parle-t-on?

Publié le 12 août 2022
Pays de pommes de terre et de prix Nobel de littérature, la Pologne se secoue du dernier grand scandale littéraire impliquant Olga Tokarczuk, romancière récompensée par l’Académie suédoise en 2018. Il faut reconnaître à l’écrivaine un talent particulier pour se mettre à dos aussi bien le pouvoir populiste que la nouvelle gauche qui s’enivre d’idéologie woke.

D’un côté, la sainte ligue réactionnaire aux manettes du pays dédaigne Tokarczuk pour ses positions en faveur des minorités, des droits des femmes et des animaux, ceci au point que la chaîne publique TVP Info, sous contrôle du parti ultra-conservateur Droit et Justice, n’a même pas prononcé son nom en informant ses spectateurs qu’une Polonaise venait de recevoir un Nobel de littérature. De l’autre, la tout aussi vertueuse nébuleuse gauchiste tacle l’auteure des Livres de Jacob en raison de son «élitisme». Le seul avantage de cette situation scabreuse est d’avoir engendré un débat national sur l’état de santé de la littérature, les hiérarchies sociales et l’aptitude des lecteurs à comprendre ce qu’ils lisent. 

«Je n’ai jamais considéré que tout le monde devait lire, ou que mes propres livres devaient atterrir dans chaque chaumière. La littérature n’est pas destinée aux imbéciles. Pour lire, il faut avoir des compétences, une certaine sensibilité et des références en culture générale. Les livres que l’on écrit sont inéluctablement liés à d’autres. J’ai du mal à imaginer un lecteur qui n’a pas de repères nécessaires plonger soudain dans la littérature et y vivre sa catharsis. J’écris pour des gens intelligents, ceux qui pensent et qui ressentent. Il m’a toujours semblé que mes lecteurs me ressemblaient.» C’est, traduit mot pour mot, le propos d’Olga Tokarczuk qui lui a valu une avalanche de messages haineux sur les réseaux sociaux et suscité une polémique sous haute tension. Mêmes les admirateurs de l’auteure primée se sont sentis soudain obligés de chercher à excuser «sa maladresse». Les mieux intentionnés ont invité à prendre charitablement en compte le contexte dans lequel Tokarczuk s’était exprimé. 

En l’occurrence, il s’agissait d’une interview accordée lors d’un festival littéraire organisé dans le Sud de la Pologne où était présenté le dernier livre de Tokarczuk, et le premier depuis son Nobel. Empuzjon dans l’original, un néologisme forgé à partir du mot grec epousa signifiant «espèce de monstre femelle», impressionne rien que par son titre. Il aurait été malhonnête de dire le contraire, sans que cela accable en quoi que ce soit son auteure. Mais la sophistication de Tokarczuk ne s’arrête pas là, vu que grâce à un jeu d’allusions et à un subtil dialogue non dénué de criticisme, son roman en convoque un autre, La Montagne magique. Interrogée pour savoir s’il fallait connaître le chef d’œuvre de Mann pour comprendre Empuzjon, Tokarczuk a répondu que non. Et nous aurions pu en rester là. Hélas, cultivé et curieux, l’animateur s’est penché sur des questions concernant les conventions et les genres littéraires, laissant la romancière étaler librement son érudition. Pas plus traumatisé que choqué par autant de savoir, le public ne s’est pas enfui, au contraire, bien que tout le monde n’ait pas peut-être entièrement compris l’échange. Reste que depuis le début de sa carrière, le nom de Tokaczurk compte parmi les plus populaires sur le marché littéraire en Pologne, et le plus traduit. Quelles que soient leurs motivations, snobisme ou intérêt réel, les gens l’achètent. La lisent-ils vraiment? Le sujet n’est pas là. 

Après hier l’opéra et le ballet, aujourd’hui la littérature entrée dans l’histoire et inscrite dans la tradition classique, les tenants de la cancel culture n’épargnent plus les arts qu’ils jugent «élitistes». Chaque œuvre qui ne s’adresse pas au plus grand nombre paraît soudain suspecte. Comment pourrait-on en effet admettre que nous ne soyons pas tous préparés, pas désireux non plus de l’être, à se frotter contre «la haute culture»? Et s’il semble pertinent de s’interroger sur la nécessité de savoir faire une distinction entre une métaphore et une allégorie avant d’ouvrir Dostoïevski, il s’avère non moins important de déterminer en quoi inciter les lecteurs, notamment les jeunes, à apprendre, ou à approfondir des compétences acquises, constituerait-il une «violence intellectuelle»? A considérer que le processus d’apprentissage, surtout par cœur, relève d’une grande oppression, ne condamne-t-on pas injustement des lecteurs potentiels à une réception fort limitée de certaines créations, de celles des plus exigeantes? Autrefois on encourageait le goût de l’effort, désormais on invite à «déconstruire». Sauf que, quand on ignore comment est construit un opus, au lieu de le «déconstruire», on ne peut que le démolir. 

A en juger par la décision d’Umberto Eco qui a fait beaucoup de bruit il y a une décennie, de simplifier son roman Au Nom de la rose, l’injonction généralisée à la paresse intellectuelle autant qu’à l’autosatisfaction de sa propre inculture cause des dégâts irréparables: au risque d’être définitivement étiqueté «complexe» et «savant», donc illisible et invendable, de nos temps l’auteur préfère plutôt raboter son œuvre. On doute que dépouiller les manuscrits des mots anciens ou des digressions philosophiques leur garantisse de devenir des best-sellers. A coup sûr, la production contemporaine en ressort appauvrie et standardisée. Ni le style ni la richesse du vocabulaire ne font plus partie des qualités d’un livre, résumées quant à elles en un seul adjectif: accessibilité. Cette optique sinistre qui ne donne pas davantage de bonne littérature populaire, habitue, sinon conditionne, les lecteurs à la médiocrité. Pourquoi demanderaient-ils de la viande rouge alors qu’ils ne connaissent que l’insipidité de la bouillie à l’avoine? Comment convaincre ceux qui palpitent devant Cinquante nuances de Grey que la littérature érotique a bien mieux à offrir? 

Certes, Tokarczuk a raison de dire que la littérature, la vraie, n’est pas faite pour les imbéciles. Comme elle a tort de négliger qu’il existe bel et bien une littérature destinée aux imbéciles, riche de moult «phénomènes littéraires» et autres thrillers à succès international. C’est même le genre le plus répandu à l’échelle du globe, le plus convoité par les éditeurs aussi, et dont on pourrait corréler les tirages chiffrés en millions d’exemplaires à la pauvreté de leurs moyens d’expression. Quant aux hypersensibles offusqués que l’on appelle un chat un chat, ils tombent dans leur propre piège, car comment un idiot comprendrait-il qu’on parle de lui, si on le traitait de «microcéphale», mot rare et trop ancien pour l’atteindre? Au lieu donc de lapider la tête nobelisée sur la place publique, il faudra la féliciter de se montrer – une fois n’est pas coutume – accessible à tous. D’ailleurs, en termes de promotion, rien de tel qu’un petit scandale, ce que nul auteur n’ignore.

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