La croisière s’échoue

Publié le 30 septembre 2022

© XENIX FILMDISTRIBUTION

Palme d'Or contestée au dernier Festival de Cannes, «Sans Filtre (Triangle of Sadness)» du Suédois Ruben Ötlund fait plutôt bonne figure en arrivant sur nos écrans. Face à trop de films à la forme timide, cette satire un peu facile mais néanmoins bienvenue de notre société de faux-semblants s'impose par sa cruauté et la puissance de sa mise en scène.

D’accord, il existe un fâcheux formatage des films cannois candidats à la Palme d’Or et le malin Ruben Östlund l’a bien compris, lui qui vient d’en remporter une seconde cinq ans après The Square. Et ce, avec un film exactement du même genre que l’opus précédent, au contraire d’un Michael Haneke qui avait réussi cet exploit avec deux proposition très différentes (Le Ruban blanc et Amour). Bref, on n’était pas forcément bien disposé envers Sans filtre, ou plutôt Triangle of Sadness, la nouvelle satire sociale gagnante du Suédois, lequel a toujours affiché son esprit compétitif. Et puis on se retrouve enfin devant la chose tant débattue, brillante et hilarante pous les uns, m’as-tu-vu et méprisante pour les autres, et force est déjà de reconnaître qu’il s’agit déjà de vrai cinéma. Au milieu de tant de films tièdes et oubliables, celui-ci se distingue par son écriture, autrement dit un art de la mise en scène qui travaille vraiment visuel, jeu, son et durée. Et non, ce n’est pas juste de l’épate-bourgeois, mais bel et bien une œuvre qui invite à réfléchir à certaines dérives actuelles, trop banalisées par ailleurs.

Le titre original s’explique dès le prologue, qui nous fait assister à un casting de jeunes candidats mâles au torse nu glabre pour quelque nouvelle publicité de luxe. Examiné de plus près par ses juges, l’un d’eux se voit commenter son «triangle de tristesse», soit cette zone du front entre base du nez et sourcils vouée à accueillir les plis distinctifs de votre personnalité. Tout ce dont l’industrie du paraître ne veut pas. Le ton, aussi amusant que mordant, mais avec au centre un personnage d’apparence sincère, est donné. Le vrai film peut commencer, subdivisé en trois parties.

Jeu de massacre vomitif. Et politique

On y retrouve au restaurant ledit mannequin Carl (Harris Dickinson, star anglaise montante vue dernièrement dans le désasteux Where the Crawdads Sing) avec sa petite amie influenceuse Yaya (l’actrice et mannequin sud-africaine Charlbi Dean, hélas décédée prématurément depuis). Dès cette scène dialoguée de haut vol, nous voici replongés dans une dynamique de couple subtilement tendue qui n’est pas sans rappeler Force majeure/Snow Therapy, le film qui avait placé Östlund sur orbite. Il lui en veut de lui laisser payer la note alors qu’elle gagne bien plus que lui, elle fait mine de ne pas comprendre et de ne pas se soucier de l’argent, puis ils se réconcilient plus ou moins dans leur chambre. S’agit-il d’amour ou d’intérêt bien compris, d’un vrai couple où d’un rapprochement caclulé à l’intention de leur public?

Dans un deuxième temps, on les retrouve en croisière, à laquelle Yaya a été invitée dans le cadre de son «travail». C’est-à-dire que cette jolie personne prend des selfies souriants, avec son compagnon en bonus facultatif, qu’elle poste ensuite sur son compte de réseau social suivi par des millions de followers, pour vendre le «produit croisière» (sur un super-yacht ayant appartenu aux Onassis). Un rêve inaccessible au commun des mortels puisque Carl et Yaya en sont de loin les plus jeunes et modestes participants, entre les super-riches qui ont pu se le payer et un personnel invisibilisé, tels les domestiques d’antan. Arbitre de l’affaire, un capitaine alcoolique (la guest star Woody Harrelson) qui s’avèrera être un marxiste américain, bientôt confronté à un capitaliste russe enrichi dans la merde (les engrais d’origine animale bradés par l’Etat soviétique). Le trait est gros, cela commence à tanguer sérieusement, et c’est là que le film a fait scandale, avec son grand dîner qui culmine en joyeux jeu de massacre vomitif.

Enfin, suite à un événement qui relève lui aussi de la justice poétique, une partie de ce beau monde, dont Carl et Yaya, se retrouvent naufragés sur une île déserte, à égalité parfaite puisque tous condamnés à bientôt mourir de faim. C’est compter sans l’arrivée d’une dernière survivante, Abigail (l’actrice philippine Donna De Leon), la préposée aux toilettes à bord. Comme elle est aussi la seule dotée de quelque habileté pour survivre, un nouvel ordre va bientôt se mettre en place. Un ordre où la beauté de Carl redevient une valeur marchande appréciable, au grand dam de Yaya…

Sous le signe de Buñuel et de Fellini

Après les très largement commentées premières parties, c’est cette dernière, toujours surprenante et essentielle au propos, qui a définitivement enlevé notre adhésion. Du coup, jamais les 2h30 du film ne se font sentir. On est autant embarqué par le pur récit que captivé par les courants de la mise en scène et fasciné par l’ampleur du filet jeté par le cinéaste. Critique globale à partir de cibles trop faciles? C’est bien notre société qui les offre, et encore fallait-il savoir les relier avec quelque habileté. Cinéma moralisateur et culpabilisant, d’un auteur cynique et misanthrope? Outre que ces deux critiques collent difficilement, pas plus que L’Ange exterminateur de Luis Buñuel ou La dolce vita de Federico Fellini en leur temps. Au surréalisme vengeur de l’un et au «cinéma du dégoût» de l’autre, qu’il semble avoir bien intégrés, Ruben Östlund ajoute une clarté de vision toute nordique (encore que partagée par un cinéaste comme le Coréen Bong Joon-ho, l’auteur de Snowpiercer et de Parasite, lui aussi sacré à Cannes). 

Le règne du paraître, l’indécence des profiteurs, l’origine nauséabonde de toute grande fortune, la fin des idéologies, le manque de solidarité et la fragilité de l’amour, si difficilement partagé, tout ceci nous a semblé ici exprimé avec une belle vigueur. Et à ceux qui clament qu’«on sait déjà tout ça», qu’il s’agit donc d’un film inutile et ennuyeux, qu’il eut mieux valu envoyer ce triste échantillon d’humanité au Triangle de Bermudes qu’en Méditerrannée sur une île vaguement grecque ou turque, on opposera un réel plaisir ressenti à l’expérience. Tout en rappelant que l’artiste véritable est celui dont la vision passera l’épreuve du temps…

Bien sûr, le film a ses faiblesses, à commencer par des personnages qui en sont à peine, plutôt des types, certains clairement sous-utilisés comme le magnat des nouvelles technologies Jarmo ou le machiniste noir Nelson. Scénariste, Östlund n’a non plus jamais vraiment eu le génie du dialogue mémorable. Non, son truc à lui, ce serait plutôt l’art de provoquer le malaise, de flirter avec certaines limites, quitte à paraître trop performatif mais tout en laissant aussi le hors-champ nécessaire à l’imagination du spectateur. Là, le Suédois s’avère très fort, autant dans son auscultation du couple qui révèle une égalité sans doute illusoire que dans son analyse du rôle de l’argent – tôt discuté mais jamais montré car rendu de plus en plus invisible – comme socle de tout pouvoir. Tristesse, en effet. Après la quadrature de The Square, voici la triangulation de notre cercle vicieux capitaliste, guère plus concluante.


«Sans filtre (Triangle of Sadness)» de Ruben Östlung (Suède/France/Royaume-Uni/Allemagne, 2022), avec Harris Dickinson, Charlbi Dean, Dolly De Leon, Vicky Berlin, Zlatko Buric, Sunnyi Melles, Woody Harrelson. 2h29

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