Publié le 2 février 2021
Le coup de massue n’est pas spectaculaire. Les rues sont tristes, il est vrai, mais «après tout, ces mesures, ce n’est pas si terrible», murmure-t-on. Surtout chez ceux dont le salaire ou la rente tombent comme d’habitude. La détresse de ceux qui ont perdu, craignent de perdre leur emploi ou leur petite entreprise ne se voit pas. On en parle un peu, et on replonge vite dans le vacarme anxiogène. On se dit «c’est ainsi, ce doit être ainsi». La jeunesse elle-même ne bronche pas alors qu’on la dit déprimée, privée de ses plaisirs, mal prise dans ses études, avec toutes les raisons de s’inquiéter pour son avenir.

Tant de pannes, et l’une d’elles dont on parle peu. Qui touche à peu près tout le monde au plus profond. Celle des élans brisés.

A part quelques champions de l’énergie et de la créativité (on n’a pas tous la pêche d’Elon Musk), qui a encore envie de se projeter dans le futur, de faire des plans, d’entreprendre? Personne ne peut croire que dans un, deux ou trois ans, tout reviendra comme avant. Des changements, pour le meilleur et pour le pire, modifieront durablement le fonctionnement de la société. Mais lesquels? Jusqu’à quel point? Dans cette incertitude, comment imaginer les rebonds, les fenêtres nouvelles?

Ces questions ont de quoi tarauder les jeunes qui cherchent leur voie. Mais aussi toute une frange de la population déjà larguée, dans la restauration, l’hôtellerie, le petit commerce, le voyage, le divertissement, la culture. Des secteurs pour une part déjà fragilisés auparavant et pour qui la crise sera, dans bien des cas, le coup de grâce.

Certes des aides tombent du ciel étatique. Il en faudrait plus, beaucoup plus, entend-on. Sans doute. Mais pour combien de temps encore? La Suisse est un pays riche, avec des réserves financières considérables, la capacité de s’endetter encore et encore. Tant mieux. Mais sur quelle perspective d’avenir débouche cette politique?


Lire aussi: De grâce, redressons la tête!


En fait tous les Européens en sont là. A attendre le salut d’en haut, de leurs autorités implorées de se montrer généreuses. Les dirigeants qui osent mettre un bémol à ces demandes sont désignés comme des grincheux. Certains, il est vrai, sont des grippe-sous publics. Mais comment ne pas voir qu’il faudra autre chose pour relancer la machine après le décrochage? Quoi? Des élans individuels et collectifs. Alors que les individus sont plutôt en train de ratatiner leur horizon. Alors que les collectivités publiques restreignent les plans élaborés dans l’euphorie d’hier.

Les pouls ralentissent. Pas en Asie cependant où la vitalité, la foi dans la reprise, la soif de prospérité restent intactes. Pas en Afrique où l’on lutte pour la survie au quotidien. Pas en Amérique où la mentalité des pionniers n’a pas disparu. Serait-on face à un mal de civilisation sur notre Vieux-Continent? Un mal qui ne date pas d’hier mais qui prend une tournure particulière, une forme d’asthénie doublée d’un immense besoin de protection.

L’entrepreneur et chroniqueur au Figaro, professeur à Sciences Po, Mathieu Laine, va jusqu’à titrer son récent ouvrage (aux Presses de la Cité): Infantilisation. Une ode à la responsabilisation individuelle. «La bureaucratie, écrit-il, est ainsi devenue, pour notre Bien, une Big Nanny tutélaire et tentaculaire maternant jusqu’à l’absurde le moindre de nos gestes… Si personne ne conteste la nécessité d’intervenir face à un tel péril, c’est la manière dont on nous a parlé, la façon dont on a pu si facilement verrouiller nos vies qui interrogent. Car nous n’avons pas seulement été dociles. Nous sommes de plus en plus nombreux à avoir «besoin» d’être pris en charge, d’être bercés, protégés, y compris contre nous-mêmes. L’infantilisation est un poison lent.» Et de citer le Père Ubu, imaginé il y a plus de cent ans par Alfred Jarry: «Gare à qui ne marchera pas droit!». Et pan! «Chacun de nous est désormais appréhendé comme un malade putatif et un criminel en puissance.»

Commencer redresser la tête? Sûrement pas par de puériles criailleries. Par l’action politique. Mais il faut pour cela un effort personnel. Une piste? Pour secouer l’asthénie, élargir le regard. Où sont passés les objectifs «grand angle» à la télé? A force de suivre les événements au jour le jour, l’avalanche des chiffres, les rafales d’ordres, on s’abrutit. S’arrêter un moment et penser à l’histoire peut-être. Aux vagues d’épidémies qui ont ravagé le monde et qui furent vaincues par la science. Chez nous on mourait encore de la tuberculose dans les années 50. Et elle tue encore là où la médecine fait défaut. Remonter des images… Errant dans les ruines des villes détruites par la guerre, les rescapés, les femmes en particulier, qui se retrouvaient seules avec les enfants, auraient eu toutes raisons de déprimer. Au lieu de quoi, les survivants ont brassé les pierres, reconstruit les maisons, les entreprises, leurs vies. Et ces pays brisés se sont redressés. Cela dit juste pour retrouver le sens des proportions.

Il est vrai que la casse des élans, aujourd’hui, pose d’autres questions. Une civilisation qui a réussi à préserver assez bien son idéal démocratique et gagné une prospérité remarquable même si l’on en connaît les failles, un monde qui a connu un tel confort, une telle prolongation de l’espérance de vie, a toutes les peines à imaginer un autre avenir, à fouetter ses énergies. A la différence des Asiatiques mus par un formidable désir de revanche sur le passé et sur la misère. D’où surgira le récit fondateur propre à nous donner des fourmis dans les jambes et les méninges?

Prenez garde à vous, nous disent aimablement les amis. Disons plutôt: prenons garde à nous tous, à notre avenir. La narcose partielle qui nous est imposée — non sans raisons — peut avoir des effets secondaires. Dont la perte du goût! Non pas celle typique de la fameuse maladie, mais la perte du goût de la liberté. Celle-ci exige la vivacité de nos têtes. Ne les laissons pas s’embrumer dans les médications rassurantes de l’Etat-nounou.

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