Käthe Kollwitz, une artiste pionnière

Publié le 30 septembre 2022
Qu’est-ce qui fait qu’alors qu’elle est archi connue en Allemagne et aux Etats-Unis, l’autoportraitiste, graveuse et sculptrice prussienne, Käthe Kollwitz (1867-1945) est quasi inconnue chez nous? Un ouvrage collectif, issu du premier colloque français consacré à cette artiste et paraissant ce mois-ci aux Editions de l’Atelier contemporain, tente d’expliquer et de combler cette lacune.

Née quelques jours après la proclamation de la Confédération de l’Allemagne du Nord, ayant traversé, à Berlin et avec douleurs, les deux guerres mondiales qui ont ensanglanté le vingtième siècle, Käthe Kollwitz est totalement liée, que cela soit dans son art ou dans sa vie, à l’histoire avec un grand H. 

Elle vit 50 ans dans la même maison d’un quartier ouvrier de Berlin où son mari a un cabinet de médecin.

Très tôt, son père remarque son talent et l’encourage à devenir peintre en lui permettant, à partir de ses 14 ans, de se former auprès d’artistes reconnus, d’abord à Königsberg puis à Berlin et à Munich. 

En 1901, lors d’un voyage à Paris, elle rend visite à Théophile-Alexandre Steinlen, auquel on la compare souvent. Ce Lausannois, de culture protestante, étudiant en théologie, en révolte contre son milieu familial, plus esthète que militant, et elle, femme de culture protestante berlinoise, issue d’une famille engagée en théologie, se ressemblent en effet. Au cours de ce voyage, elle achète La bête, un pastel du jeune Picasso. Cette même année, elle devient membre de la Sécession berlinoise.

En 1904, elle obtient un financement pour continuer son travail sur la guerre des paysans et entreprend un deuxième voyage à Paris où elle suit les cours de sculpture à l’Académie Julian pendant deux mois, et visite avec émerveillement les ateliers d’Auguste Rodin à Paris et à Meudon

A Berlin, en 1906, en concevant l’affiche pour l’Exposition allemande du travail à domicile, elle choisit comme motif une ouvrière épuisée et du coup, l’impératrice refuse de visiter l’exposition tant que l’affiche n’est pas retirée!

En 1908, elle commence un Journal qu’elle tiendra jusqu’en 1943 et dans lequel elle commente la vie de son entourage, les progrès de ses travaux et les événements historiques qu’elle subit. Ce Journal est non seulement le portrait d’une artiste, un recueil de réflexions sur sa création, un témoignage de ce que peut être en art l’engagement, mais aussi un tableau terrible et dramatique de l’histoire de l’Allemagne du début de la Première à la fin de la Seconde guerre mondiale. Pendant 35 ans, elle y analyse sa personnalité, note ses humeurs, se scrute vieillissant. 

En art, elle exprime un très petit nombre d’admirations, et manifeste un refus de la couleur et du moderne tapageur. Elle souhaite éviter tout formalisme et toute sophistication et privilégier le dessin et la gravure par souci de simplification et pour rendre immédiatement accessible l’humanité des sujets qu’elle traite. 

En 1909, la revue satirique Simplicissimus lui passe commande de dessins: chacun d’eux aura pour sujet la pauvreté et la détresse sociale. Ces thèmes détermineront toute son œuvre. En 1910, un critique français juge que dans ces domaines, elle a dépassé Steinlen.

En avril 1910, elle rêve qu’elle couche avec son fils Hans et n’en ressent aucun trouble. Mais deux paragraphes plus loin, comme dans un lapsus, elle écrit: «Quand je rêve que je fais l’amour – ça m’arrive rarement – c’est à en mourir tant la sensation est insoutenable.» 1910 étant aussi l’année où elle produit six dessins érotiques dans lesquels elle vise à synthétiser le côté faune de Rodin et le côté brutal de Picasso et qu’elle ne montrera jamais à personne! 

En 1913, Käthe Kollwitz participe à la fondation de la Frauenkunstverband (Association des artistes femmes) qu’elle préside jusqu’en 1923. 

Le 22 octobre 1914, c’est l’horreur absolue, Peter, son fils de 18 ans, engagé volontaire, meurt sur le front à Dixmude en Belgique. Le 1er décembre 1914, pendant la nuit, elle conçoit un monument à sa mémoire et pendant plus de 17 ans, cette  idée sera la ligne directrice de son travail, longue et active méditation qui trouve son aboutissement dans Les Parents, deux statues placées, dans le cimetière allemand de Roggevelde, en Belgique, fin juillet 1932.

A l’occasion de son 50èmee anniversaire, en 1917, de nombreuses expositions sont organisées. 

Dans les années 1920, George Grosz et Kollwitz sont souvent cités ensemble. Le premier dressant un portrait satirique de la classe dominante et la seconde louant avec émotion la femme, la mère prolétaire et montrant un attachement aux masses ouvrières.

En 1921, lors de la révolution spartakiste, elle prend conscience qu’elle ne veut plus mourir sur les barricades. Elle n’est pas pour la révolution mais pour l’évolution.  Elle pense même ne pas être socialiste mais démocrate. Elle réalise une célèbre gravure sur bois en hommage à Karl Liebknecht, dirigeant spartakiste assassiné, et qui est reproduite de nos jours dans la totalité des livres consacrés à la révolution allemande.

Pour son 60ème anniversaire, elle fait l’objet d’une exposition à l’Académie des arts de Prusse et parmi les 500 lettres et télégrammes de félicitations qu’elle reçoit, il y a celles du ministre de l’Intérieur du Reich, du ministre prussien de la culture, du chargé de la culture du Reich et du maire de Berlin. Hélas, avec l’arrivée des nazis au pouvoir en 1933, elle perd son poste d’enseignante, son atelier, et le droit d’exposer. En 1936, suite à la parution dans un journal moscovite d’un article basé sur un entretien avec elle, la Gestapo l’interroge et la menace d’une incarcération en camp de concentration en cas de récidive.

En 1937, dans le cadre de la campagne L’art dégénéré les œuvres de Kollwitz sont saisies dans tous les musées allemands et vendues, échangées ou transférées au ministère de l’Education du peuple et de la Propagande du Reich.

Parallèlement, aux Etats-Unis, de 1933 à 1945, sa popularité ne cesse de grandir et de nombreuses expositions sont organisées, dont une au Museum of Modern Art (MoMA) en 1940.

Qui était-elle?

Elle n’est pas luxemburgiste, d’ultra gauche, pas plus que léniniste, ni même féministe car si elle a effectivement été présidente d’une association de femmes, jamais elle n’a remis en question ce que l’on nomme de nos jours la domination genrée. Elle ne s’intéresse pas au sort de la femme en général et cela l’énerve de devoir défendre les femmes lorsqu’elle est membre d’un jury juste parce qu’elle aussi est une femme.

Reconnue et fêtée comme une ardente avocate du prolétariat et de la révolution, Kollwitz est hantée par un sentiment d’imposture. Elle ne considère d’ailleurs jamais ses travaux engagés comme des œuvres à proprement parler et tente de limiter leur diffusion. Elle est humaniste et démocrate, son viatique éthique, le maître à penser auquel elle s’intéresse passionnément toute sa existence, c’est Wilhelm Goethe, sa personne, sa philosophie, sa vision de la vie, ses écrits, sa correspondance, ce que d’autres ont rédigé sur lui, ces textes qui scandent sa vie et donc son propre journal.

Et surtout, elle était entièrement dévouée à ses pratiques artistiques. 

Néanmoins, première femme élue à l’Académie des beaux-Arts de Prusse en 1919, elle a joué un rôle ultra essentiel dans la reconnaissance des femmes artistes en Allemagne. Et ce n’est donc pas pour rien que la géniale Hannah Höch l’a mise au centre d’un de ses célèbres grands collages. 

Gloire posthume

Entre 1974 et 1984, lors de l’explosion de la deuxième vague féministe aux Etats-Unis, quinze historiennes de l’art s’intéressent à Kollwitz et l’exposent, publient articles, monographies et biographies sur elle. Linda Nochlin la compare à Millet et à Courbet, en démontrant qu’elle, contrairement à eux, accorde à la femme rage, énergie et action. Dans ses œuvres, le corps féminin n’est jamais dans le poncif et est politisé, exprime, revendique et défend. 

Pour Martha Keans, elle représente les femmes comme sujets actifs et non plus comme objets de beauté ou de désir, et elle est aussi la première à établir pour les femmes âgées un standard de beauté et de dignité. C’est elle qui a gravé la première représentation occidentale d’un viol qui place le spectateur du côté de la victime. Et l’enfant est présent dans 36% de ses estampes. 

Pour ce qui est du côté révolutionnaire, Joseph Beys, en 1954, lors d’une de ses actions publiques reproduit sa sculpture Parents en deuil, y retrouvant le lien essentiel entre art et engagement politique qu’il a toujours cherché. Chez Mario Merz, le fameux praticien de l’Arte povera, la Tour des Mères de Kollwitz mute en Igloo for Giap (1968). 

En RDA, elle est considérée comme une héroïne nationale, son nom est donné à de nombreuses rues et places et à une foultitude d’institutions éducatives et sociales, elle figure sur un timbre de 20 pfennigs, un prix et une médaille portent son nom. Elle réconcilie les communistes, pour qui elle est l’une des mères du prolétariat, et les chrétiens pour qui elle est une sainte au service des opprimés et des endeuillés.


«Käthe Kollwitz, Regard(s) croisé(s)», Editions L’Atelier contemporain, 336 pages. Avec des contributions d’Aurélie Arena, Claire Aslangul-Rallo, Jérôme Bazin, Annette Becker, Marine Branland, Jean-Numa Ducange, Thierry Dufrêne, Marie Gispert, Christian Joschke, Philippe Kaenel, Morgane Lafagne, Juliette Mermet, Denis Pernot, Emmanuel Pernoud, Chiara Ripamonti, Bertrand Tillier et Catherine Wermester.

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