Incarner l’ange de Visconti ne conduit pas au paradis

Publié le 12 novembre 2021
Cinquante ans après «La mort à Venise», un film suédois à valeur de parabole (à voir ces jours sur ARTE) documente, avec la voix et les images d’archives de Björn Andrésen à l’appui, le double drame vécu par «le plus beau garçon du monde», adulé et réduit à une image artificielle, cliché de l’éphèbe occultant la souffrance personnelle d’un orphelin hypersensible en mal de tendresse maternelle. Et la famille Mann dans tout ça?

Les apparences les plus flatteuses cachent souvent des réalités moins réjouissantes, voire plus douloureuses, et cette vérité frisant le poncif trouve la plus belle illustration dans la destinée particulière de Björn Andrésen, «icône» mondiale de la beauté adolescente au prénom de Tadzio, dont la connotation gay aura toujours embarrassé, même perturbé son interprète.     

Résumé des faits: à la fin des années 60, Luchino Visconti, génial réalisateur de Senso, Rocco et ses frères et Le Guépard, notamment, rêvant d’adapter La mort à Venise de Thomas Mann, bref roman évoquant la fascination d’un écrivain vieillissant pour un adolescent angélique, trouve enfin, à Stockholm, LE garçon aux boucles blondes et aux yeux gris imaginé par l’auteur, qu’il dira le plus beau du monde, en la personne de Björn Andrésen.

A quinze ans, celui-ci ne pense qu’à la musique alors que sa grand-mère rêve d’en faire un acteur célèbre, mais l’idée de tourner un film à Venise ne lui déplaît pas, comme un «job de vacances».  S’il a éprouvé quelque gêne à se mettre torse nu lors du casting, Björn sera protégé, pendant le tournage, par une consigne absolue imposée par Visconti à son équipe: pas touche au gamin, lequel sera coaché par une gouvernante attitrée. Quant à la grand-mère, elle frétille en bordure de plateau et décrochera même un petit rôle, mais le Maestro veille à ce qu’on ne mélange pas les genres.

N’empêche: dès la sortie du film au festival de Cannes, après une première à Londres devant la reine et la princesse Margaret, le «cirque» publicitaire se met en branle au dam de Björn, sidéré par l’adulation dont il fait l’objet, jusqu’à la fin de la soirée de gala où, lâché en roue libre par Visconti et sa grand-mère, il se trouve entraîné dans une boite gay où il a l’impression d’être piégé entre regards lubriques et babines gluantes, au point de se saouler avant de rentrer vite fait dans son hôtel.

Ce délire de flatterie équivoque fait dire au vieux Björn qu’il avait alors l’impression d’être harcelé par des vols de chauve-souris; et c’est bientôt reparti au Japon où il devient un mythe médiatique excitant les groupies de tous les sexes, puis un personnage androgyne inspirant les auteurs (et autrices, n’est-ce pas) de mangas…

Une invisible blessure personnelle

C’est donc un demi-siècle après sa gloire mondiale qu’on retrouve l’ex-Tadzio dans une chambre miteuse, entre son piano, ses guitares et son ordi, vieil homme  dont le visage et les longues mains de pianiste virtuose dégagent une beauté moins sirupeuse que celle du bel ado de jadis, et qui dévoile une part secrète de sa personne et de son drame intime marqué par la disparition de sa mère alors que lui et sa demi-sœur (de la même mère mais d’un autre père) étaient encore enfants, confiés à leur grand-mère très soucieuse de verrouiller le secret de la mort de leur mère. 

Sans un mot de reproche à Visconti, même s’il pointe les relations minimalistes que celui-ci entretenait avec lui sur le tournage (bornées plus précisément aux ordres: «marche, stop, tourne-toi, souris…»), l’on sent bien que le personnage ambigu qu’on lui a fait incarner aura pesé sur toute sa vie d’homme, le fatras un peu kitsch de l’esthétique homosexuelle n’ayant rien à voir avec sa personne et son drame intime que le documentaire dévoile (en partie, sans impudeur) avec les témoignages de sa sœur et de sa fille aînée (qu’il aura déclarée comiquement «le bébé le plus laid du monde» à sa naissance…) alternant avec son propre récit.

Images publiques et secrets de famille

Le documentaire de Kristina Lindstöm et Kristian Petri s’inscrit-il dans la vague accusatrice actuelle déferlant, notamment à Hollywood, sur les réalisateurs usant (et parfois abusant) des enfants et des adolescents? Nullement, même s’il suggère l’emprise psychologique d’une image, à la fois idéalisée et frelatée, sur un individu qui n’est pas, au demeurant, sans défense.

L’on sent bel et bien, de la part de la sœur et de la fille de Björn Andrésen, certain reproche rétrospectif à l’endroit de la grand-mère rêvant d’un petit-fils célèbre et l’exposant peut-être imprudemment, et d’aucuns reprocheront vertueusement à Visconti d’avoir «utilisé» le jeune Björn. Mais la vraie souffrance qui aura marqué les jeunes années de Björn, que son personnage  angélique aura à la fois masquée et exacerbée, était d’une autre origine, ainsi que le révèle le film, dont on regrette un peu qu’il n’en dise pas assez sur ce que l’homme a fait de sa vie en tant qu’acteur et que musicien.

Du moins ce documentaire, avec quelque chose d’un peu artisanal mais d’une vive sensibilité, pointe-t-il bien le décalage entre la «vraie vie» et ses sublimations artistiques, renvoyant alors, finalement, aux tribulations personnelles vécues par Thomas Mann et les siens. 

Derrière la façade du grand écrivain cravaté: l’esthète fasciné par la Grèce antique et projetant ses fantasmes dans les personnages de Tadzio et de Tonio Kröger; et la lecture de son fameux Journal en dit plus long à ce propos. Ou, pour nourrir d’autres documentaires «révélateurs»: les vies d’Erika, de Klaus et de Golo, les trois enfants du très digne couple bourgeois formé par Frau et Herr Doktor  Mann, éminents lettrés eux aussi, mais d’une génération moins corsetée, sinon bohème, vivant bel et bien leur «préférence» alors que le patriarche ne faisait qu’en rêver, etc.


«L’ange blond de Visconti – Björn Andrésen, de l’éphèbe à l’acteur», documentaire de Kristina Petri et Kristian Lindström, 2019. Visible sur ARTE

S’abonner
Notification pour
0 Commentaires
Le plus ancien
Le plus récent Le plus populaire
Commentaires en ligne
Afficher tous les commentaires

À lire aussi

Culture

Ecrivaine, éditrice et engagée pour l’Ukraine

Marta Z. Czarska est une battante. Traductrice établie à Bienne, elle a vu fondre son activité avec l’arrivée des logiciels de traduction. Elle s’est donc mise à l’écriture, puis à l’édition à la faveur de quelques rencontres amicales. Aujourd’hui, elle s’engage de surcroît pour le déminage du pays fracassé. Fête (...)

Jacques Pilet

A Iquitos avec Claudia Cardinale

On peut l’admirer dans «Il était une fois dans l’Ouest». On peut la trouver sublime dans le «Guépard». Mais pour moi Claudia Cardinale, décédée le 23 septembre, restera toujours attachée à la ville péruvienne où j’ai assisté, par hasard et assis près d’elle, à la présentation du film «Fitzcarraldo».

Guy Mettan

Quand notre culture revendique le «populaire de qualité»

Du club FipFop aux mémorables albums à vignettes des firmes chocolatières NPCK, ou à ceux des éditions Silva, en passant par les pages culturelles des hebdos de la grande distribution, une forme de culture assez typiquement suisse a marqué la deuxième décennie du XXe siècle et jusque dans la relance (...)

Jean-Louis Kuffer

Locarno à l’heure anglaise: de belles retrouvailles

La rétrospective «Great Expectations – Le cinéma britannique de l’après-guerre (1945-1960)» du 78e Festival de Locarno n’a pas déçu. Dans un contexte de réadaptation à une économie de paix, le caractère britannique y révèle ses qualités et faiblesses entre comédies grinçantes et récits criminels. Grands cinéastes et petits maîtres ont (...)

Norbert Creutz

Jean-Stéphane Bron plaide pour une diplomatie «de rêve»

Plus de vingt ans après «Le Génie helvétique» (2003), puis avec l’implication politique élargie de «Cleveland contre Wall Street» (2010), le réalisateur romand aborde le genre de la série avec une maestria impressionnante. Au cœur de l’actualité, «The Deal» développe une réflexion incarnée, pure de toute idéologie partisane ou flatteuse, (...)

Jean-Louis Kuffer

Quentin Mouron ressaisit le bruit du temps que nous vivons

Avec «La Fin de la tristesse», son onzième opus, le romancier-poète-essayiste en impose par sa formidable absorption des thèmes qui font mal en notre drôle d’époque (amours en vrille, violence sociale et domestique, confrontation des genres exacerbée, racisme latent et dérives fascisantes, méli-mélo des idéologies déconnectées, confusion mondialisée, etc.) et (...)

Jean-Louis Kuffer

«L’actualité, c’est comme la vitrine d’une grande quincaillerie…»

Pendant de nombreuses années, les lecteurs et les lectrices du «Matin Dimanche» ont eu droit, entre des éléments d’actualité et de nombreuses pages de publicité, à une chronique «décalée», celle de Christophe Gallaz. Comme un accident hebdomadaire dans une machinerie bien huilée. Aujourd’hui, les Editions Antipode publient «Au creux du (...)

Patrick Morier-Genoud

Le sexe au cinéma: un siècle d’échecs

L’histoire du cinéma témoigne qu’il est souvent plus efficace de suggérer les rapports érotiques entre protagonistes plutôt que de les montrer crûment. D’autant qu’ils n’apportent souvent rien à la compréhension du scénario ni à la profondeur des personnages. Moins on en fait, plus on en dit.

David Laufer

Quand Max Lobe dit le Bantou s’en va goûter chez Gustave Roud…

«La Danse des pères», septième opus de l’écrivain camerounais naturalisé suisse, est d’abord et avant tout une danse avec les mots, joyeuse et triste à la fois. La «chose blanche» romande saura-t-elle accueillir l’extravagant dans sa paroisse littéraire? C’est déjà fait et que ça dure! Au goûter imaginaire où le (...)

Jean-Louis Kuffer

Des Nymphéas au smartphone

Premier film de Cédric Klapisch présenté à Cannes en 35 ans de carrière, «La Venue de l’avenir» ne marque pas tant un saut qualitatif que la somme d’une œuvre à la fois populaire et exigeante. En faisant dialoguer deux époques, la nôtre et la fin du 19e siècle des impressionnistes, (...)

Norbert Creutz

Deux écrivains algériens qui ne nous parlent que de l’humain

Kamel Daoud, avec «Houris» (Prix Goncourt 2024) et Xavier Le Clerc (alias Hamid Aït-Taleb), dans «Le Pain des Français», participent à la même œuvre de salubre mémoire en sondant le douloureux passé, proche ou plus lointain, de leur pays d’origine. A l’écart des idéologies exacerbées, tous deux se réfèrent, en (...)

Jean-Louis Kuffer
Accès libre

Jean-Louis Porchet ou la passion créatrice

Le Lausannois et producteur de films est décédé à 76 ans. Il laisse derrière lui, outre de nombreux films renommés, le souvenir d’un homme audacieux et passionné dont la force de conviction venait à bout de tous les défis. Un exemple inspirant pour la culture suisse.

Jacques Pilet

La saignée de l’affreux «Boucher» tient de l’exorcisme vital

A partir de faits avérés, la prolifique et redoutable Joyce Carol Oates brosse, de l’intérieur, le portrait d’un monstre ordinaire de la médecine bourgeoise, qui se servait des femmes les plus démunies comme de cobayes utiles à ses expériences de réformateur plus ou moins «divinement» inspiré. Lecteurs délicats s’abstenir…

Jean-Louis Kuffer

L’Amérique de Trump risque-t-elle de comploter contre elle-même?

Une fiction historico-politique mémorable de Philip Roth, «Le complot contre l’Amérique», évoquant le flirt du héros national Charles Lindbergh, «présidentiable», avec le nazisme, et deux autres romans récents de Douglas Kennedy et Michael Connelly, incitent à une réflexion en phase avec l’actualité. Est-ce bien raisonnable?

Jean-Louis Kuffer

Miguel Bonnefoy enlumine la légende vécue des siens

Fabuleuse reconnaissance en filiation, «Le rêve du jaguar», dernier roman du jeune Franco-Vénézuélien déjà couvert de prix, est à la fois un grand roman familial à la Garcia Marquez (ou à la Cendrars) et un cadeau princier à la langue française, dont l’écriture chatoie de mille feux poétiques accordés à (...)

Jean-Louis Kuffer

Passer le flambeau de l’insoumission

Documentaire primé au dernier Festival de Soleure, «Autour du feu» de Laura Cazador et Amanda Cortés, réunit les anciens membres de la dite «Bande à Fasel» et des jeunes militantes anticapitalistes d’aujourd’hui pour comparer leurs idées et leurs expériences. Au-delà de son dispositif minimaliste, un film qui pose des questions (...)

Norbert Creutz