Hommage à Valérie Boagno, bâtisseuse de presse

Publié le 12 juillet 2019
Ce vendredi, amis, amies, connaissances et ex-collègues de Valérie Boagno, décédée à 54 ans du cancer, la fêteront lors d’une cérémonie «laïque, heureuse et musicale». Seuls les professionnels de la branche le savent: cette femme a marqué pour le meilleur le paysage de la presse romande. A «L’Hebdo», au «Nouveau Quotidien» et au «Temps». Ses titres de directrice commerciale puis de directrice du journal ne suffisent pas à dire le rôle qu’elle a joué dans ces publications. En réalité, elle en fut la flamme vive, inventive, infatigable. Celles et ceux qui travaillèrent avec elle ne l’oublieront pas. Puissent les historiens des médias, demain, se souvenir aussi d’elle. Hommage personnel.

Elle débarquait d’Yverdon, il y a trente ans, avec une modeste expérience dans la publicité et, dans le regard, une formidable envie d’apprendre, de progresser avec les autres. A la rédaction de L’Hebdo, nous avions toutes sortes d’idées pour aller plus loin et plus large. Des suppléments, dont un magazine culturel, Emois, qui connut de belles heures. Et tant de projets. Il nous fallait une solide poigne pour maîtriser tout cela. Valérie s’imposa vite. Avec un enthousiasme et un sens de l’organisation qui entraînaient les uns et les autres.

Lorsque plus tard, l’élan journalistique hebdomadaire nous donna l’envie de passer à un rythme quotidien, tout naturellement elle accompagna le petit groupe de journalistes qui, grâce à l’appui de Pierre Lamunière de Edipresse, créèrent, au bout de la modeste rue de Montelly, le Nouveau Quotidien. Suisse et européen, comme il osait s’afficher. Désireux de bousculer les routines, de soigner l’écriture et l’image, de faire avancer le journalisme. Mais comment trouver le public? Et les annonceurs? Valérie Boagno releva tous les défis, entraînant tous les partenaires. Sa force de conviction arracha le succès.

Elle déboulait dans le bureau du réd’chef le regard souvent sombre, car les difficultés ne manquaient pas. Jamais pour se plaindre. A chaque fois pour proposer la solution. Et quand celle-ci se profilait, son sourire électrisait les particules d’air dans toute la rédaction.

Quand le NQ et le Journal de Genève décidèrent, après maintes hésitations et d’âpres négociations sous la houlette de David de Pury, d’unir leurs destins pour créer un journal plus fort, Le Temps, Valérie Boagno en devint aussitôt la figure de proue. Une fois encore, en bâtisseuse de presse. A la conquête des lecteurs romands, à l’assaut des citadelles publicitaires. Mais aussi en inspiratrice, lançant d’audacieuses idées rédactionnelles. Jetant avant les autres les bases du développement numérique. Main dans la main avec les rédacteurs en chef successifs, Eric Hoesli, Jean-Jacques Roth et Pierre Veya. Appuyée à cette époque par un actionnariat multiple et moyennement convaincu, elle devint de fait l’éditrice du journal, entra dans ce cercle des patrons de presse et y assuma de hautes fonctions au niveau romand et national.

Si Le Temps existe aujourd’hui encore, dans un environnement médiatique délétère, c’est dû pour une grande part au positionnement, à la construction menée dès sa fondation par Valérie Boagno.

Lorsque, devant les défections de certains actionnaires pour sauver le journal, Ringier reprit en 2014, la totalité du capital, avec une petite participation du Monde, la question de la direction se posa à Zurich. Aucun terrain d’entente ne fut trouvé. Le courant ne passa pas. Et cette femme par qui le titre existait fut licenciée dans des conditions choquantes.  

C’est peu après que se déclara la maladie. Elle y fit face, dans un profond bouleversement personnel, avec courage et lucidité, avec les hauts et les bas, les espoirs et les colères.

Valérie manquera longtemps à celles et ceux qui ont eu la chance de la connaître, de la côtoyer, de travailler avec elle. Elle restera un modèle. Une femme d’origine modeste, largement autodidacte, qui s’impose et réussit mieux que tous les technocrates patentés des états-majors zurichois. Par sa force de caractère, par sa soif d’apprendre, par sa curiosité, son audace, par son énergie jamais en reste. Par la qualité enfin des relations humaines qu’elle a su nouer avec celles et ceux qui l’accompagnaient dans sa marche.

Elle laisse une grande leçon à toute la branche des médias. Les grands éditeurs, désemparés par l’évolution du marché, ont tendance à pleurnicher, à réduire la voilure, puis à supprimer simplement des titres. Valérie Boagno voyait son métier d’éditrice différemment. Devant les difficultés, elle redessinait l’entreprise, imaginait une nouvelle formule, trouvait d’autres voies, d’autres atouts pour attirer le public et les annonceurs. Elle ne se résignait pas.

Elle ne s’est jamais résignée. Jusqu’à cette fin cruelle.

Nous la pleurons.

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