Face aux intérêts économiques, la santé publique a la gueule de bois

Publié le 24 décembre 2019

«Dans un pays où la consommation de vin est tellement ancrée dans la culture et largement admise par la société, ne choisit-on pas un peu trop souvent de fermer les yeux?» – © PxHere

L’alcool est un produit tellement installé au sein de nos sociétés, et ce depuis si longtemps, qu’on en oublierait presque sa toxicité. Ou du moins, on choisit de fermer les yeux. En Suisse, les lobbies du vin et de la bière gagnent presque toutes les batailles politiques. Coup de projecteur sur une dangereuse tendance.

«L’alcool jouit d’une image trop positive en Suisse (…) Mais les dommages liés à l’alcool, attestés depuis longtemps, ne figurent plus à l’agenda politique. Ses effets négatifs restent largement sous-estimés.» En août dernier, le professeur Gerhard Gmel tirait la sonnette d’alarme dans un article du journal Le Temps, rappelant notamment que la boisson fait plus de victimes que toutes les autres drogues réunies, juste après le tabac. 

Dans le canton de Vaud, on estime le pourcentage de personnes alcoolodépendantes à 5%. Ce qui représente le district – et non pas uniquement la ville – d’Aigle. Le nombre de personnes ayant une consommation à risques d’alcool s’élève à 20%, à savoir l’entier du district de Lausanne.
Ces chiffres sont inquiétants. Pour autant, l’Etat ne semble pas disposé à mettre en place les solutions nécessaires pour faire baisser cette tendance, car les intérêts économiques surpassent très clairement les intérêts sanitaires.
Si la prohibition n’est ni souhaitable, ni efficace – comme l’histoire le prouve – des solutions pour une consommation plus cohérente et responsable existent: limiter l’accès à l’alcool, améliorer les mesures de prévention, faire preuve de plus de transparence face au produit, restreindre le marketing et augmenter les prix. Ces changements ont fait leurs preuves dans de nombreux pays, comme en Russie où l’espérance de vie a atteint des niveaux record en 2018, tandis que la consommation d’alcool fort par individu reculait de 43%, selon l’OMS.

«En Suisse, le vin et la bière ne font pas partie des dispositions de la loi sur l’alcool et échappent à l’impôt, contrairement aux spiritueux», expliquait Addiction suisse en 2013. Les bases constitutionnelles font totalement défaut pour que le vin soit soumis à une taxe. Quant à l’imposition de la bière, elle ne se base que sur des considérations économiques et ne relève en rien d’une politique de la santé: dans la nouvelle loi fédérale à ce sujet, entrée en vigueur le 1er juillet 2007, on a renoncé à toute augmentation de la taxe sur ce produit, au détriment de la protection de la jeunesse; or la bière est justement la boisson que ce groupe d’âge consomme le plus. Notons encore qu’en Suisse, l’impôt sur les spiritueux étrangers a été abaissé à 29 francs par litre d’alcool pur en 1999, pour des raisons d’harmonisation fiscale et de dérégulation, ce qui a conduit à une augmentation de la consommation d’alcools forts, tout particulièrement chez les jeunes de 15 à 29 ans (+74,5% chez les hommes, +43,7% chez les femmes), selon une étude Heeb et Gmel.

Dans un pays où la consommation de vin est tellement ancrée dans la culture et largement admise par la société, ne choisit-on pas un peu trop souvent de fermer les yeux?

«Oui, il y a une minimisation des risques que présente l’alcool, reconnait le professeur Daeppen, directeur du Service de médecine des addictions du CHUV. En effet, on est dans une société qui est très tolérante par rapport à l’alcool et qui tolère aussi l’excès et le coût. L’alcool coûte 6 milliards à la Suisse chaque année en termes de dégâts, directs ou indirects. Mais le marché de l’alcool, c’est 8 milliards par année. Ce ne sont pas les même portes-monnaie, mais ça rapporte plus que ça ne coûte. C’est pourquoi le monde politique est assez ambivalent sur la question de l’alcool.»

Un pas en avant, deux pas en arrière

Dans le canton de Vaud, les commerces ne peuvent plus vendre d’alcool à partir d’une certaine heure. Les rideaux se baissent donc, dans les rayons, sur les alcools forts et sur la bière… mais pas sur le vin! Une exception que la police du commerce justifie bien maladroitement: «L’argument avancé par ses partisans pour justifier l’exception prévue principalement en faveur du vin repose sur le fait que le vin ne constitue pas un vecteur d’alcoolisation rapide.» Une explication absurde lorsqu’on sait que le vin est environ 3 fois plus chargé en éthanol que la bière. Mais le professeur Daeppen avance une raison bien différente: «Ces discussions au Parlement autour de la vente d’alcool après certaines heures ont été assez houleuses, parce que tout le milieu qui vit de l’alcool était défavorable à cette mesure, explique-t-il. Les alcooliers, les bistrots, les vendeurs d’alcool, c’est contre leurs intérêts. Alors le compromis politique a été de décider que cette réglementation ne concernait pas le vin, parce que ce n’était pas la boisson de préférence des jeunes qui s’alcoolisaient.»

Selon Rebecca Ruiz, cheffe du Département de la santé et de l’action sociale, cette mesure est efficace malgré tout: «S’appuyant sur une étude très sérieuse d’Addiction suisse et du CHUV,  le Conseil d’Etat a observé que les mesures prises avaient permis de réduire de manière significative le nombre d’intoxications alcooliques, ce malgré l’exception voulue par le législateur. Il faut cependant rester attentif à l’évolution de la situation.» (Sollicitée pour un entretien téléphonique afin d’être mise devant les incohérences du système, Madame Ruiz n’a jamais répondu à nos relances.)

«Vous avez l’overdose à 5 francs. Ça c’est ce qui est possible aujourd’hui et il faut le dire. Ce serait beaucoup plus simple si la prévention était aussi inscrite dans le programme scolaire»

Quant au prix, il est loin d’être dissuasif puisqu’on peut aisément trouver des bouteilles de vodka d’un litre à moins de 10 francs dans plusieurs magasins. Une réalité que Franck Simond, directeur de la Fondation vaudoise contre l’alcoolisme, peine à comprendre: «Pourquoi est-ce que, dans nos écoles vaudoises, vous allez avoir le gendarme qui va passer pour vous expliquer comment traverser la route, ou bien vous aurez l’éducation sexuelle – ce qui est une bonne chose! – mais que seuls les établissements qui en font la demande verront des professionnels venir vous expliquer ce que c’est que de la drogue, ce que c’est que de l’alcool et les risques liés à leur consommation? Que l’alcool est un toxique, que pour vous, adolescentes à 50kgs, une demi-bouteille de vodka c’est déjà l’overdose. Donc vous avez l’overdose à 5 francs. Ça c’est ce qui est possible aujourd’hui et il faut le dire. Ce serait beaucoup plus simple si la prévention était aussi inscrite dans le programme scolaire.»

Sylvie Bonjour, cheffe de projet du Programme cantonal de prévention des dépendances dans le cadre de l’Unité de promotion de la santé et de prévention en milieu scolaire, explique: «Ce sont des prestations qui sont préparées avec les établissements en fonction des besoins des élèves ou de l’établissement. Dans le cursus de l’école obligatoire, on privilégie le développement des compétences psychosociales et un bon climat scolaire tout en augmentant les connaissances des élèves en la matière: on ne se centre pas forcément sur les produits, à moins que les élèves viennent sur le sujet. Ce sont plutôt les établissements du cursus post-obligatoire qui font appel à ces prestations préventives, puisque c’est l’âge où les jeunes sont le plus confrontés à cette problématique. Mis à part la prévention universelle dans les classes, d’autres niveaux de prévention sont également mis en œuvre, tels que le repérage et l’intervention précoce et la formation de tous les adultes des établissements à cette problématique.»

Une autre preuve du laxisme et de l’inconscience de l’Etat vis-à-vis de la «menace alcoolique», est la réintroduction de la boisson sur les aires d’autoroute, en contradiction totale avec des lois comme Via Sicura. Une décision «très, très difficile à accepter» pour Franck Simond: «On se sent un peu désavoués et on se dit qu’il va falloir tout recommencer. On peut d’ores et déjà imaginer qu’il y aura des décès relatifs à l’exécution de cette loi», déplore-t-il. Selon lui, l’argument qui a fait pencher la balance pour que la loi soit réinstaurée (l’alcool a été interdit sur les autoroutes en 1964) est la concurrence entre les commerces installés sur les autoroutes et ceux situés à proximité.

«Si on pousse ce concept jusqu’au bout, alors il faudrait introduire l’alcool dans les cafétérias des gymnases et des écoles professionnelles qui se trouvent à proximité d’autres débits de boissons», ironise Franck Simond. «Peut-être que si on allait jusque-là, les gens réagiraient. Car c’est la même chose! Qu’est-ce qu’on veut défendre, la vie ou les intérêts économiques? Le jour où on aura 3 jeunes qui vont se tuer sur l’autoroute, à 800m de la sortie de l’aire d’autoroute, parce qu’ils seront allés consommer de l’alcool, qu’est-ce qu’on fera? Dans les intérêts en jeu, quel est l’intérêt prépondérant?»

Le poids des lobbies et les alcooliques de demain

Le rapport d’Addiction Suisse de 2013 souligne une spécificité suisse plus incohérente encore: «Pour ce qui est de la vente d’alcool dans le domaine du sport et des loisirs, la Suisse se distingue de presque tous les autres pays européens: il n’existe aucune restriction ni disposition légale au niveau national lors d’événements culturels ou sportifs. Ce sont les cantons qui sont compétents en la matière ainsi que les associations sportives et les propriétaires de stades. L’expérience faite à l’étranger, par exemple aux Pays-Bas et en Grande-Bretagne, montre qu’une restriction de la vente d’alcool lors d’événements sportifs diminue le nombre d’actes violents. L’Euro 2008 a été sponsorisé par un producteur de bière, qui a ainsi pu disposer d’une vitrine médiatique.»

Contrairement aux cigarettes, dont la toxicité est clairement indiquée sur les paquets, de plus en plus affublés d’images rébarbatives, les bouteilles de vin n’ont pas à se soumettre à une labélisation qui pourrait nuire à leurs ventes. En Suisse, on doit avoir 18 ans pour se procurer des cigarettes, mais on peut commencer à boire de la bière et du vin à partir de 16 ans. Deux poids deux mesures.

Pire, l’alcool est le seul produit vendu dans l’Union européenne qui n’est pas obligé d’afficher sa composition, ses ingrédients, ni ses apports nutritionnels sur l’étiquette, rapporte une récente enquête du magazine Swissquote. Bruxelles aurait tenté de mettre un terme à cette exception en 2017, mais les lobbies ont été les plus forts, car il serait inconcevable pour les alcooliers d’être transparents sur leurs produits. Rien que les calories contenues dans un verre de vin feraient chuter les ventes au sein d’une jeunesse de plus en plus soucieuse de son apparence. Du coup, pour anticiper le problème, nombre d’alcooliers se sont lancés dans le business de l’eau alcoolisée. Ce breuvage à la popularité grandissante outre-Atlantique a même été élu «boisson de l’année» par le Washington Post et on peut imaginer que ce n’est qu’une question de temps avant qu’elle ne traverse l’océan. «Les jeunes sont les consommateurs de demain. L’objectif des alcooliers est de faire boire les nouvelles générations le plus tôt possible», explique Karine Gallopel-Morvan, professeure à l’Ecole des hautes études en santé publique dans l’article de Swissquote.
Une enquête étayée qui fait d’ailleurs un terrible constat: «En Suisse, 11,1% de la population engloutit 50% de l’alcool vendu. L’engagement à promouvoir une consommation modérée auprès des jeunes n’a d’autres objectifs que de recruter de futurs buveurs excessifs qui sont au cœur du business des alcooliers.»

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