Des horreurs du passé à l’espoir d’aujourd’hui

Publié le 24 décembre 2019

Le palais présidentiel, baptisé «maison du peuple» de Nicolae Ceaucescu, aujourd’hui Palais du Parlement roumain. – © Jacques Pilet

Aucun pays d’Europe de l’est n’est sorti du communisme à ce prix: environ 900 morts dans les derniers jours du règne de Ceaucescu et dans le chaos qui a suivi. Il y a tout juste 30 ans. Un procès, celui de l’ex-premier ministre Illiescu, est en cours et devrait faire la lumière - un peu illusoire! - sur les circonstances obscures de cet épisode. Mais aujourd’hui, la Roumanie vit un autre tournant. Le pouvoir détenu pendant des décennies par un parti corrompu (PSD) prend fin. La société civile en est venue à bout. Les juges ont envoyé en prison des dizaines de politiciens véreux. Une relève prometteuse se met en place. L’espoir est enfin permis. Et le pays offre un visage qui fait plaisir à voir: plutôt joyeux, dynamique, rafraîchissant.

© Jacques Pilet

Les jeunes musiciens du groupe Vanotek que je rencontre à Bucarest se préoccupent peu de régler les comptes avec ce passé si douloureux et trouble qu’ils n’ont pas connu. Ils préparent leurs nouvelles chansons, de styles divers, avec des textes en roumain, mais aussi en anglais, en espagnol, bientôt en russe et en français, espèrent-ils. Ils veulent conquérir l’Europe. En attendant, ils sont invités surtout chez les voisins, ukrainiens, russes et turcs. «Demain nous partons en voiture à Kiev!» – 900 kilomètres, 15 à 20 heures de trajet. Ce qui frappe, c’est leur confiance tranquille dans l’avenir, le soin extrême apporté aux sons et aux images. Leurs clips video sont fort sophistiqués: le dernier montre un jeune Noir qui rêve dans les Carpates. Le monde est grand. Et enfin ouvert.

L’aimable Alecsa me fait visiter la ville, le centre aux rues commerciales pimpantes, la grandiose maison de la culture où se donnent de prestigieux spectacles d’opéra, de ballet et de théâtre, les bars où l’on fume la chicha, les brasseries où l’on mange des plats traditionnels, les vieilles églises où hommes et femmes, jeunes et vieux font la queue pour recevoir la bénédiction individuelle d’un pope à la longue barbe.

© Jacques Pilet

Et bien sûr l’immense façade du palais fou de Ceaucescu, les immeubles, assez beaux à vrai dire, qu’il a édifiés tout autour pour les pontes du régime. Aujourd’hui ces appartements sont prisés et fort chers. La jeune femme s’intéresse peu à la politique mais lâche tout de même: «Maintenant, on a tout vendu aux étrangers, les forêts, les mines, les cultures… Et regarde, toutes les enseignes des grands magasins et des boutiques de luxe, ce sont toutes des multinationales!»

© Jacques Pilet

Elle n’a évidemment pas la moindre nostalgie pour la dictature d’autrefois mais elle aime son pays et veut en être fière. Comme elle, ses amis paraissent ravis de recevoir un étranger. Dans leurs propos, jamais la moindre pleurnicherie. Pourtant, leur vie est dure, les salaires misérables (moyenne: 500 francs), la vie plus chère qu’on ne l’imagine. Mais ils foncent. Mijotent toutes sortes de projets. Et tous sont sûrs que demain, tout ira mieux.
Ils n’ont probablement pas tort. La chute du gouvernement antérieur, corrompu et inefficace, la réélection écrasante du président Klaus Ioannis (d’origine allemande!), un homme probe et pragmatique, la probable victoire aux prochaines élections parlementaires de son parti libéral et pro-européen ouvrent de nouvelles perspectives. En outre, la justice a commencé de nettoyer les écuries d’Augias depuis quelques années, le pouvoir sortant tentait de la freiner, c’est raté. Le grand patron du parti PSD dort en prison.
Cette nouvelle donne permettra à l’Union européenne de débloquer des aides structurelles prévues, retenues en raison de la corruption. La part roumaine du gâteau destiné l’Europe centrale et de l’est va augmenter car elle diminuera pour la Pologne, qui a atteint un stade de développement où elle en a moins besoin. La Suisse aussi fera un geste, bien modeste. Le «milliard de cohésion» ayant été accepté par le Parlement, un nouveau crédit pourra aller à la Roumanie. Le précédent était de 150 millions sur 10 ans, le nouveau sera augmenté. Bien peu de choses au regard des besoins, mais des moyens réfléchis, contrôlés, mis au service de projets concrets, utiles à ce qu’il est convenu d’appeler «la société civile».

L’Union européenne a fixé deux priorités pour aider la Roumanie. Les infrastructures routières et la santé. Rouler dans cet immense pays n’est pas une partie de plaisir. Les routes sont étroites, mal entretenues, surchargées par le flot des camions. Le réseau ferroviaire qui eut son heure de gloire a été complètement négligé et les rares trains se traînent à 30km/h sur des rails problématiques. La santé? Il y a en ce domaine de grandes compétences. Les cliniques privées, médicales, esthétiques et dentaires, offrent leurs services sur d’immenses affiches. A Cluj-Napoca, proche de la Hongrie, les facultés de médecine attirent des milliers d’étudiants. Dans l’une d’elles on y enseigne en français: elle accueille actuellement 75 étudiant(e)s suisses, surtout des Romand(e)s, qui devront néanmoins apprendre le roumain pour leurs stages pratiques sur place. Leurs études seront reconnues et ils pourront pratiquer à leur retour. Cet effort académique ne date pas d’hier et constitue une forme d’aide… à l’ouest de l’Europe: la formation des 70 000 médecins roumains partis à l’étranger depuis l’adhésion à l’UE a coûté environ 8 milliards d’euros à l’Etat roumain. Mais la part du PIB consacrée à la santé, environ 5 %, est de moitié inférieure à la moyenne européenne. Les hôpitaux sont vétustes, insuffisants. Un immense effort de modernisation sera nécessaire pour offrir des soins convenables à la population dépourvue de fortune.
Les diplomates en poste à Bucarest sont optimistes. Quand l’ordre juridique sera pleinement assuré, quand le cap pro-européen sera réaffirmé, les investissements étrangers ne manqueront pas d’augmenter (notamment dans le secteur industriel en pleine croissance). Bien que ceux-ci soient déjà considérables et profitables. La députée européenne franco-roumaine Clotilde Armand le rappelle dans Le Monde: «Les Français ont le plombier polonais. A l’Est, nous avons le patron français. Je suis une élue roumaine d’origine française. Que je sois à Paris, en visite, ou à Bucarest, où j’habite, je fais mes courses chez Carrefour et Auchan. A la maison, en Roumanie, mon eau est fournie par Veolia, mon gaz par GDF-Suez. Pour le téléphone, c’est Orange. Et je règle toutes ces factures par l’intermédiaire d’une branche locale de la Société générale.» Elle conclut: «Les transferts d’argent public des Etats ouest-européens vers les Etats est-européens sont bien inférieurs aux juteux profits que tirent les entreprises occidentales de leurs investissements orientaux.» Les Suisses, eux, sont au 7ème rang des investisseurs avec 2 milliards d’euros. Holcim en tête, suivi de Roche, Nestlé et Novartis. La balance commerciale penche en faveur de la Suisse, gagnante à hauteur environ 250 millions de francs.
Il est donc temps de corriger tant de stéréotypes condescendants ou méprisants à l’endroit de ce pays qui en fin de compte nous rapporte beaucoup. Et qui devrait nous impressionner par sa capacité à empoigner les problèmes et marcher vers l’avenir sans nos états d’âme d’enfants gâtés.

S’abonner
Notification pour
0 Commentaires
Le plus ancien
Le plus récent Le plus populaire
Commentaires en ligne
Afficher tous les commentaires

À lire aussi

Politique

La guerre entre esbroufe et tragédie

Une photo est parue cette semaine qui en dit long sur l’orchestration des propagandes. Zelensky et Macron, sourire aux lèvres devant un parterre de militaires, un contrat soi-disant historique en main: une intention d’achat de cent Rafale qui n’engage personne. Alors que le pouvoir ukrainien est secoué par les révélations (...)

Jacques Pilet
Politique

Bonnes vacances à Malmö!

Les choix stratégiques des Chemins de fer fédéraux interrogent, entre une coûteuse liaison Zurich–Malmö, un désintérêt persistant pour la Suisse romande et des liaisons avec la France au point mort. Sans parler de la commande de nouvelles rames à l’étranger plutôt qu’en Suisse!

Jacques Pilet
Politique

Les BRICS futures victimes du syndrome de Babel?

Portés par le recul de l’hégémonie occidentale, les BRICS — Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud — s’imposent comme un pôle incontournable du nouvel ordre mondial. Leur montée en puissance attire un nombre croissant de candidats, portés par la dédollarisation. Mais derrière l’élan géopolitique, l’hétérogénéité du groupe révèle des (...)

Florian Demandols
Sciences & TechnologiesAccès libre

Les réseaux technologiques autoritaires

Une équipe de chercheurs met en lumière l’émergence d’un réseau technologique autoritaire dominé par des entreprises américaines comme Palantir. À travers une carte interactive, ils dévoilent les liens économiques et politiques qui menacent la souveraineté numérique de l’Europe.

Markus Reuter
Politique

Un nouveau mur divise l’Allemagne, celui de la discorde

Quand ce pays, le plus peuplé d’Europe, est en crise (trois ans de récession), cela concerne tout son voisinage. Lorsque ses dirigeants envisagent d’entrer en guerre, il y a de quoi s’inquiéter. Et voilà qu’en plus, le président allemand parle de la démocratie de telle façon qu’il déchaîne un fiévreux (...)

Jacques Pilet
Culture

La France et ses jeunes: je t’aime… moi non plus

Le désir d’expatriation des jeunes Français atteint un niveau record, révélant un malaise profond. Entre désenchantement politique, difficultés économiques et quête de sens, cette génération se détourne d’un modèle national qui ne la représente plus. Chronique d’un désamour générationnel qui sent le camembert rassis et la révolution en stories.

Sarah Martin
Economie

Notre liberté rend la monnaie, pas les CFF

Coffee and snacks «are watching you»! Depuis le 6 octobre et jusqu’au 13 décembre, les restaurants des CFF, sur la ligne Bienne – Bâle, n’acceptent plus les espèces, mais uniquement les cartes ou les paiements mobiles. Le motif? Optimiser les procédures, réduire les files, améliorer l’hygiène et renforcer la sécurité. S’agit-il d’un (...)

Lena Rey
Economie

Où mène la concentration folle de la richesse?

On peut être atterré ou amusé par les débats enflammés du Parlement français autour du budget. Il tarde à empoigner le chapitre des économies si nécessaires mais multiplie les taxes de toutes sortes. Faire payer les riches! Le choc des idéologies. Et si l’on considérait froidement, avec recul, les effets (...)

Jacques Pilet
Politique

Vers la guerre

Alors que Moscou propose un pacte de désescalade – ignoré par l’Europe – les dirigeants occidentaux soufflent sur les braises à coup de propagande militaire pour rallumer la flamme guerrière. Mais à force de jouer avec le feu, on risque de se brûler.

Jacques Pilet
Culture

Stands de spritz et pasta instagrammable: l’Italie menacée de «foodification»

L’explosion du tourisme gourmand dans la Péninsule finira-t-elle par la transformer en un vaste «pastaland», dispensateur d’une «cucina» de pacotille? La question fait la une du «New York Times». Le débat le plus vif porte sur l’envahissement des trottoirs et des places par les terrasses de bistrots. Mais il n’y (...)

Anna Lietti
Politique

Les penchants suicidaires de l’Europe

Si l’escalade des sanctions contre la Russie affaiblit moins celle-ci que prévu, elle impacte les Européens. Des dégâts rarement évoqués. Quant à la course aux armements, elle est non seulement improductive – sauf pour les lobbies du secteur – mais elle se fait au détriment des citoyens. Dans d’autres domaines (...)

Jacques Pilet
Politique

«Cette Amérique qui nous déteste»

Tel est le titre du livre de Richard Werly qui vient de paraître. Les Suisses n’en reviennent pas des coups de boutoir que Trump leur a réservés. Eux qui se sentent si proches, à tant d’égards, de ces Etats-Unis chéris, dressés face à une Union européenne honnie. Pour comprendre l’ampleur (...)

Jacques Pilet
Politique

La fin de l’idéologie occidentale du développement

Le démantèlement de l’USAID par Donald Trump marque plus qu’un tournant administratif: il révèle l’épuisement d’une idée. Celle d’un développement conçu par et pour l’Occident. Après des décennies d’aides infructueuses et de dépendance, le Sud s’émancipe, tandis que la Chine impose son modèle: pragmatique, souverain et efficace.

Guy Mettan
Economie

Taxer les transactions financières pour désarmer la finance casino

Les volumes vertigineux de produits dérivés échangés chaque semaine témoignent de la dérive d’une finance devenue casino. Ces instruments servent avant tout de support à des paris massifs qui génèrent un risque systémique colossal. L’instauration d’une micro-taxe sur les transactions de produits dérivés permettrait de réduire ce risque, d’enrayer cette (...)

Marc Chesney
Politique

Le déclassement géopolitique de la Suisse est-il irréversible?

Même s’il reste très aléatoire de faire des prévisions, il est légitime de se demander aujourd’hui ce que nos descendants, historiens et citoyens, penseront de nous dans 50 ans. A quoi ressemblera la Suisse dans un demi-siècle? A quoi ressembleront l’Europe, si elle n’a pas été «thermonucléarisée» entre-temps, et le (...)

Georges Martin
Politique

A confondre le verbe et l’action, on risque de se planter

De tout temps, dans la galerie des puissants, il y eut les taiseux obstinés et les bavards virevoltants. Donald Trump fait mieux. Il se veut le sorcier qui touille dans la marmite brûlante de ses colères et de ses désirs. Il en jaillit toutes sortes de bizarreries. L’occasion de s’interroger: (...)

Jacques Pilet