De Palerme à Jalisco, ainsi les mafias acquièrent l’assentiment des populations

Publié le 28 avril 2020

À gauche, Alejandrina, la fille aînée du fondateur du cartel de Sinaloa, Joaquín « El Chapo » Guzmán, aujourd’hui prisonnier aux États-Unis. – @ Capture d’écran Telemundo Noticias

Le crime organisé survole la crise comme un vol de vautours et renforce son contrôle sur le système économique et social. Les clans mafieux cherchent à construire une large base sociale en prêtant de l'argent aux entrepreneurs, en apportant de la nourriture aux foyers les plus vulnérables. Ils ont ouvert des marchés alimentaires illégaux, ils s'insinuent dans les territoires malgré les obligations de distanciation sociale. Et chacun sait qu'il devra rendre ce qui lui a été octroyé en collaborant à l'avenir avec les mafieux qui l'ont aidé.

Samedi 4 avril, quartier Zen, symbole des banlieues les plus défavorisées de la ville de Palerme. Giuseppe Cusimano, 37 ans – un criminel condamné, frère d’un parrain de la drogue, associé à des criminels comme Calogero Lo Piccolo, chef de la mafia de Tommaso Natale et héritier de Salvatore Lo Piccolo, le patron qui déclencha une guerre mafieuse en 2006 et qui est maintenant un reclus au 41 bis (communément appelé prison dure) – gère la distribution de nourriture avec l’association religieuse Padre Pio. Parmi ses membres, on compte également quelques individus ayant de lourds casiers judiciaires.

Quelques jours auparavant, Giuseppe Cusimano avait lancé un appel sur Facebook: «J’ai besoin de l’aide de tous, d’une petite somme pour faire les courses des enfants nécessiteux. Je ne demande pas grand-chose, cinq euros par personne. Pour les médicaments, les couches et les produits pour bébés. Si vous avez un cœur, veuillez me contacter en privé. Au moins, faisons passer un espoir dans le quartier». Résultat: non seulement Cusimano et l’association Padre Pio peuvent acheter de la nourriture et des produits de première nécessité qui seront distribués aux habitants de Zen, mais aussi dans deux autres quartiers de la ville. Quatre jours plus tard, l’histoire est publiée dans le journal La Repubblica, c’est le journaliste Salvo Palazzolo qui rapporte les faits.

L’article publié dans La Repubblica. © FB

Que signifie cette distribution? questionne Palazzolo dans le journal. «Juste un geste de générosité pour les plus démunis ou un signe, ostentatoire, que les familles « respectées » continuent de prendre soin du quartier?»

Cependant, ces familles n’aiment pas la visibilité, et encore moins les questions. «Messieurs – a écrit Cusimano toujours sur Facebook – l’État ne veut pas que nous fassions de la charité parce que nous sommes de la mafia et je veux juste vous remercier d’avoir écrit ces articles. Ok pour aider et nourrir les gens, je suis fier d’être de la mafia… Dorénavant je ne donne plus rien… Messieurs, les institutions ne veulent pas changer le Zen, maintenant j’espère que vous l’avez compris».

Il n’y a pas de crise qui ne soit une grande opportunité pour les mafias, avait déclaré fin mars le procureur national anti-mafia Federico Cafiero De Raho: «Partout où il y a un malaise social et des difficultés, la mafia, la Camorra et ‘ndrangheta se sont insinuées dans ces territoires défavorisés, elles visent avant tout le consensus social, parfois même en organisant des formes de protestation mais la plupart du temps en offrant des services, ce dont la partie la plus pauvre de la société a besoin, en donnant des prestations et en réclamant ensuite le paiement des intérêts».

L’entreprise Mafia…

La force des mafias réside dans le contrôle du territoire et l’approbation de la population, comme me le rappelle également Salvo Palazzolo au téléphone: «En ce moment à Palerme, Cosa Nostra a subi de grands coups: en décembre 2018, les Carabiniers avec le Parquet de Palerme, ont bloqué la réorganisation de la « Cupola », la commission provinciale de l’organisation mafieuse. Néanmoins, les clans palermitains, les « familles », sont très actifs sur le territoire parce qu’ils veulent récupérer de l’espace et cet espace passe par le commerce sur le territoire et l’acquisition du consensus social».

En période de manque d’argent, l’ « entreprise Mafia » est celle qui fonctionne le mieux en raison de la grande quantité de liquidités dont elle dispose. Bien sûr, les affaires ont ralenti, mais les mafieux avaient de grosses réserves et maintenant ils les utilisent.

«Tommaso Buscetta nous l’a déjà dit (ndlr: membre de Cosa Nostra qui est devenu plus tard un collaborateur de la justice italienne): la mafia a un « fonds d’assistance » qui s’occupe des familles des prisonniers. Celle-ci a connu un très fort afflux d’argent ces derniers mois, provenant du trafic de drogue et des paris en ligne. Le risque est que les organisations criminelles ne se contentent pas de répartir les dépenses, mais qu’elles offrent également de l’argent aux entrepreneurs en difficulté. Il s’agit d’une méthode utilisée par le fugitif le plus recherché depuis 1993 et le plus dangereux au monde, Matteo Messina. Il ne demande plus le “pizzo”, cette forme de racket pratiquée envers les commerçants et les entrepreneurs, disent les enquêtes, il offre de l’argent aux patrons en crise, pour s’introduire en tant qu’associé», conclut Palazzolo. Mais ne soyons pas dupe, il s’agit bien là d’une opération de blanchiment d’argent à large échelle.

Francesco Bonura. ©Capture d’écran de la télévision italienne TeleOne

Et selon la presse italienne, à cause de l’urgence du coronavirus, certaines portes des prisons de la péninsule ont commencé à s’ouvrir pour les chefs de haut rang des mafias. Toujours dans la ville de Palerme, le boss de la mafia locale, Francesco Bonura, considéré comme l’un des patrons les plus influents de cette région, a pu quitter sa cellule. Sa sortie ne pourrait être que la première d’une longue série.

…Et les Cartels mexicains

Début avril, dans une déclaration publiée sur la page Facebook de El Chapo Guzmán, que la famille utilise pour promouvoir la marque de vêtements El Chapo 701, Alejandrina, la fille aînée du fondateur du cartel de Sinaloa, Joaquín « El Chapo » Guzmán, aujourd’hui prisonnier aux États-Unis, a précisé qu’elle enverrait personnellement et suivant tous les protocoles de sécurité une « chapo despensa » à toutes les personnes âgées. A l’intérieur de la boîte, elles trouveront des produits alimentaires et des masques de protection.

La dynamique de distribution consistait à envoyer un message  WhatsApp ou via Facebook pour demander de l’assistance. La distribution de l’aide a eu lieu dans la zone métropolitaine de l’état de Jalisco à Guadalajara.

Pour certains, avec cette action, la fille du plus grand trafiquant de drogue du Mexique est entrée en « concurrence » avec d’autres cartels de la drogue qui distribuent déjà de la nourriture dans plusieurs États depuis des semaines.

Une des chapo despensas contenant des denrées alimentaires imprimées à l’image de Joaquín Guzmán distribuées à Guadalajara. © Capture d’écran Telemundo Noticias

Le Cartel de la nouvelle génération de Jalisco (CJNG) et le Cartel du Golfe (CDG) effectuent les livraisons avec d’énormes fourgons escortés par des hommes armés sans que les autorités n’interviennent.

Lors d’une interview avec des journalistes locaux, Alejandrina Guzmán a déclaré que l’aide que sa société distribue est payée avec ses propres revenus et non avec de l’argent illégal.

La nouvelle a attiré l’attention de tous, y compris de quatre hôpitaux, à Jalisco, Cohuila et de deux à Mexico city, qui ont fait une demande à Alejandrina Guzman pour des fournitures telles que blouses, masques et équipements contre le Covid-19.

«Les organisations criminelles remplacent l’État-providence, et ce n’est pas seulement un cas italien», explique le journaliste, écrivain, spécialiste des mafias, Roberto Saviano, dans l’émission italienne Che tempo che fa, en référence à la situation au Mexique. «Les cartels qui fournissent de la nourriture aux familles, le font avec un double objectif: d’une part, pousser les familles pauvres à faire de la propagande (…). D’autre part, ne pas abandonner leur territoire à la maladie. Ce que l’État n’a pas fait, ils le font».

Selon un rapport de la DEA pour le gouvernement américain intitulé Organized Crime During the Pandemic, auquel le journaliste de El Universal, Hector de Mauleón a eu accès, les ventes de drogues aux États-Unis sont en baisse. Les précurseurs chimiques nécessaires à la production en provenance de Chine ont cessé d’arriver au Mexique. Dans le même temps, la contrebande de drogues le long frontière est rendu difficile, de sorte que le prix des stupéfiants ont augmentés.  

La violence au Mexique va s’intensifier. Pour résister à l’impact, les organisations criminelles se construisent une base sociale. Une tactique aussi ancienne que le trafic de drogue lui-même.

Dans une vidéo, le président mexicain Andrés Manuel López Obrador salue Consuelo Loera, la mère du Chapo Guzmán. © Capture d’écran du vidéo publié sur le site du journal espagnol El País

Dans ce scénario, le comportement du président Manuel López Obrador est très discutable. Fin mars, le président du Mexique apparaît dans une vidéo saluant Consuelo Loera, la mère de El Chapo. La scène se déroule à Badiraguato, la ville natale de Chapo, dans l’État de Sinaloa lors de la supervision de la construction d’une route. «Je vous salue, ne descendez pas de votre voiture. J’ai déjà reçu votre lettre», a déclaré le président lors de leur entretien qui n’a duré que quelques secondes. Interrogé par les médias sur ces propos, le président a déclaré que dans ce courrier, la mère de Chapo demandait de l’aide pour pouvoir rendre visite à son fils en prison, qu’elle n’a pas vu depuis cinq ans.

Pour certains, cela a été interprété comme un signe de grande légitimité du pouvoir des cartels.

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