Daho et Conte, de la pop, du jazz, de l’émotion et de l’amour

Publié le 30 juin 2018

Etienne Daho, le Rennais entre en scène dans un décor lumineux futuriste rappelant les années «Bains douches» ou «Palace» parisiennes.
– © 2018 FFJM – Lionel Fusin

La chaleur étouffante qui se dégage des grappes de publics disparates se baladant le long des quais parallèles à l'Avenue Claude Nobs va être douchée dans quelques instants par la climatisation du magnifique écrin qu'est la salle Stravinski. Ce soir Montreux «ouvre» avec deux monstres du jazz et de la pop, Etienne Daho et Paolo Conte, une double affiche peu cohérente sur le papier mais on s'en fiche un peu. On est là pour la magie des sons différents de deux légendes vivantes. C'est aussi ça Montreux, une prise de risque dans l'accouplement des publics et miracle ça marche. Quand la musique est bonne...

Montreux possède un hall somptueux, tellement bien pensé acoustiquement qu’il fait vibrer les concerts jazz et pop tellement plus fort pour les organes du public, mais pour les musiciens aussi. C’est un amateur de son, un audiophile qui vous le dit. Les installations acoustiques, conjuguées au choix de systèmes d’amplification hi-tech et audiophiles (pensées par John Meyer depuis plus de quarante ans), y font beaucoup pour faire ressortir la crème jazz-tango et pop du premier invité de marque de ce soir, Paolo Conte. L’homme fait son entrée au piano sobrement et on sent automatiquement un frisson, une nouvelle vague de chaleur se diffuser dans les rangs serrés du «Strav’». Bon pour la tête, bon pour les tympans, voir Conte, c’est voir un monstre sacré, comme Prince, Leonard Cohen, Stevie Wonder ou Tori Amos avant ici-même, il s’agit de prendre l’expérience du Montreux Jazz comme elle doit se dérouler chaque année, avec plaisir et sentiment d’être très privilégié. Ce festival pourrait être considéré comme un trésor immatériel de la Riviera et la région lémanique dans son ensemble. Trêve de dithyrambe, l’équipe du Jazz a soigné sa première grande soirée pour sa 52e édition avec un duo plutôt étrangement assorti, le maestro jazz Paolo Conte ouvre pour le pape de la pop à tendance new-wave revisité, le jeunot de 20 ans son cadet Étienne Daho. Une harmonisation des publics difficile à parfaire. Mais par un ballet incroyable des publics, on y parvient, vous le lirez plus tard.

L’Italie, c’est la culture

Commençons par la fin du set de Paolo Conte: Azzurro est entamé. Cet hymne pour les italiens du monde entier résonne encore plus fort l’année d’un Mondial sans le sacré Fratelli d’Italia (hymne national italien). Ce chant «anthémique» et alternatif, le Bleu comme toi de Paolo Conte en somme, est repris par le public très fortement italophone présent pour voir ce padrino du jazz du paese. Passe alors un lot de frissons nouveaux dans l’épine dorsale, pas grave que la squadra azzura ne soit pas en Russie, on a un Conte formidable d’abnégation, bien plus humaniste que l’actuel chef du gouvernement transalpin, pour nous rappeler que l’Italie c’est la culture, la beauté et une certaine idée de la pensée républicaine. Le titre avait été écrit par Vito Palaviccini pour être mis en musique par le juriste-chanteur Conte. Dans leur générosité toute professionnelle, le travail du duo sera porté par la star de la chanson italienne Adriano Celentano, résultat, ce morceau obtiendra un succès national. Paolo Conte se promène sur les blanches et noires de son piano et marque de sa voix rocailleuse ce véritable standard avec un sourire à peine écrasé par sa moustache légendaire. On a l’impression dans son débit de mots et sa pose de voix d’un doux mélange de «vocalises parler-chanter» à la Leonard Cohen ou de susurrements «Gainsbouriens», aggravés par le poids des années sur les cordes vocales. Sur scène, il y a un sens de la mise en musique parfaitement pop pour l’orchestre dirigé de mains de maître par un Conte, inspiré et à l’autorité naturelle du patriarche , un peu comme Louis Armstrong aurait pu le faire dans sa période post-Hot Seven bien sûr. Paolo Conte a choisi des collaborateurs «fuoriclasse» sur scène, l’accordéoniste déplaçant ses doigts comme un danseur de tango déplacerait ses yeux dans un milonga porteña, avec douceur et envie, puis entrain et folie, un violoniste virtuose et exalté ou un saxophoniste facétieux. Conte met dans la lumière ses musiciens qui le lui rendent au centuple. Les soli sont de petits instantanés de bonheur, des nuages de légèreté, rythmés comme des gouttes qui caressent ou cabossent l’oreille au milieu d’un déluge d’ondes cuivrées. Il se passe quelque chose de magnétique à l’écoute de l’alliage musical de l’octogénaire piémontais. La communion se fait à chaque morceau. Chef d’orchestre en fusion, orateur tout en douceur qui ne parle qu’en chansons et salue ses partenaires tout au long du concert, avec le respect débordant d’amour du mentor bienveillant et tellement exigeant. Mention spéciale au public lorsque Via con me, ou si vous préférez le célèbre It’s wonderful est chanté à l’unisson alors que le public demande et redemande l’un des tous grands standards Un gelato al limon, ce sera pour plus tard dans la vie, ailleurs, à Londres, à Rome ou à Rennes.

Malins, accrocheurs, poétiques

Et justement, Etienne Daho, le Rennais entre en scène dans un décor lumineux futuriste rappelant les années «Bains douches» ou «Palace» parisiennes avec un orchestre emmené par le réalisateur et membre fondateur du groupe Les Valentins, Jean-Louis Piérot. Il se dégage une puissance de ce groupe assemblé par le chanteur breton. L’homme a beau avoir accumulé les succès depuis Pop Satori dans les années 80 jusqu’au dernier flamboyant  Blitz, il dégage une simplicité dans le contact avec son public. La patte de Daho est d’avoir traduit cette touche romantique, propre à une grande partie de la pop française, dans un son mélangeant les influences des new-romantics britanniques et les artistes de la Factory new-yorkaise (le Velvet Underground et Nico en tête…). Daho a eu ce talent de s’inscrire dans le mouvement new-wave avec des textes français malins, accrocheurs, poétiques et particulièrement appréciés par le public montreusien à en croire mes voisines reprenant le texte de Week-end à Rome sans fausse note, alors que le tube est chanté sur un lit musical inhabituel. Les guitares stridentes, l’accompagnement choral des deux guitaristes, du bassiste et du keyboardiste Piérot (aussi à la guitare sur plusieurs morceaux) donnent de la chair à la prestation très sexuelle de Daho. On n’est plus dans les mélodies pop soulignées par des effets de synthé surannés. Tout a été relifté, de la cave au galetas. Tombé pour la France a pris quelques décibels supplémentaires en version live. Il s’est aussi paré de tenues plus martiales avec des guitares plus en avant, une rythmique plus soutenue par une batterie ronde et ronflante, puissante et pénétrante. Le fil conducteur électro avec des vagues spatiales ponctuant les couplets de ce «hit mondial» de Daho, repris par Nazca de manière originale.

Daho, a des faux airs de Dave Gahan dans son déhanchement régulier, mais contrairement au chanteur de Depeche Mode, l’artiste français n’en fait jamais des tonnes. Il y a cette timidité, ce «quant à soi» toujours transpirant de cet ado éternel. Pourtant Daho a des allures des maîtres. Le chef d’œuvre Ouverture est joué juste avant le départ de scène, un morceau mis en musique entre Londres Abbey-Road et New York avec Edith Fambuena et Jean-Louis Piérot à la composition, les deux Valentins, fidèles parmi les fidèles ont contribué avec cette composition à élever Etienne Daho au rang des tout grands, le public français ne s’y était pas trompé en se procurant l’album Corps et Armes en masse faisant de l’album du chanteur le premier numéro un des ventes de son histoire. L’artiste Flavien Berger a inspiré Daho ces dernières années. Le musicien pop-psyche-électro parisien a trouvé l’approche très contemporaine qui a permis à l’auteur du Premier jour du reste de ta vie d’entamer un virage créatif, à l’image des Canadiens d’Arcade Fire, où les sons discos, psyché ou dance ressurgissent mais digérés par des musiciens de la nouvelle génération abreuvés aux millions d’heures de musiques de toutes les époques par Soundcloud, Youtube ou je ne sais quel autre diffuseur mondial «algorithmé», Daho est on ne peut plus contemporain, il a beau avoir grandi avec Marquis de Sade, Marc Seberg, Niagara ou les Nus dans la capitale bretonne, réputée mondialement depuis la création des Transmusicales de Rennes. En gentleman Daho prend congé, non sans avoir remercier toute son équipe et celle du Montreux Jazz Festival. De la gentillesse, de la reconnaissance pour le travail bien fait. Tout en étant un «parrain de la pop», Daho n’en reste pas moins le plus fairplay des stars de la musique française encore en activité. C’est sa nature, l’ego n’est jamais démesuré, la musique avant tout. Une soirée de retrouvailles avec deux personnalités partageuses. Une ouverture qui donne le tempo pour ce 52e festival.

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