Choisis la vie

La liberté est de toutes les bouches et de tous les contextes. Qu’on la chante avec Reggiani, qu’on la clame avec les révolutionnaires ou qu’on l’érige en principe économique avec les libéraux, la liberté est de tous les combats, de tous les arts et de toutes les philosophies. Les unes la considèrent impossible, d’autres carrément inexistante et d’autres encore comme absolue. La liberté, serait-ce faire ce que je veux, quand je veux, où je veux et avec qui je veux? L’idée peut se défendre, mais ce n’est pas mon choix du jour. C’est ma liberté après tout…
La liberté?
La conception de la liberté que je voudrais défendre serait en fait une contrainte. La contrainte qu’impose cette liberté est celle de choisir. En effet, être libre, c’est choisir, et choisir c’est renoncer. Exercer sa liberté revient donc premièrement à être actif; deuxièmement, à savoir jongler entre choix et renoncements.
Etre actif, c’est sortir de la passivité. Savoir rester ouvert à ce qui advient, c’est bien; agir pour obtenir ce que l’on veut, c’est mieux. «Agis comme si tout dépendait de toi, et prie comme si tout dépendait de Dieu», aurait déclaré Ignace de Loyola. Rester passif revient à ne jamais prendre de décision en attendant que sa vie passe; c’est fuir aussi face aux combats dans les périodes décisives de la vie. Etre actif consiste à savoir se mouiller, s’engager, même se tromper, en somme à prendre des risques pour bâtir le grand ouvrage de son existence.
Jongler entre choix et renoncements, c’est s’attacher au réel de sa vie, de sa condition. Je ne peux pas tout avoir à chaque moment, et il est des choix et des renoncements qui se veulent définitifs. Choisir de se marier et de fonder une famille, c’est renoncer définitivement à l’absence de responsabilités conjugales et parentales. Certes, nul n’est à l’abri d’un veuvage ou d’un divorce, ni de redécouvrir l’âme sœur dans une autre personne, mais nul ne pourra effacer mon histoire d’amour présente; et surtout, si l’on devient parent, on le reste à jamais.
Choisir, quel grand projet, mais choisir quoi? Choisir la vie… oui mais encore? Choisir ce qui me fait vivre, ce qui m’ouvre à la vie, ce qui me mène en ses chemins. Cela revient à choisir ce que j’ai discerné comme étant le bien. Une tradition philosophique qui va d’Aristote à Edith Stein, en passant par Thomas d’Aquin et toute l’école thomiste, reconnaît que l’humain est le seul animal à être doté de deux facultés dites «spirituelles», à savoir l’intelligence et la volonté. L’intelligence me permet de reconnaître le bien véritable, en écoutant mes passions et mes désirs sensibles tout en sachant les sublimer, et la volonté de choisir de mettre en œuvre les moyens pour parvenir à ce bien.
Le réel
Bien que l’esprit émanant de la Torah dépassera toujours quelque conception philosophique que ce soit – ce qui explique l’importance de l’étude biblique pour les Juifs qui peuvent passer des jours entiers sur un seul petit verset, expérience faite avec un rabbin! –, le texte du Deutéronome, appelé aussi Devarim, (5ème livre de la Torah) que nous voulons méditer semble en phase avec la conception de la liberté que je veux défendre.
Le texte, intitulé à titre posthume «Choisir la vie», au verset 15 du 30ème chapitre du Deutéronome, s’ouvre avec un appel à ouvrir les yeux: «Vois». Le texte demande de prendre conscience du réel et de le voir tel qu’il est, et non tel que je voudrais qu’il soit. Le verbe d’ouverture aurait pu être: «imagine», «espère» ou «pense». Mais non, c’est: «vois». Par définition, je ne peux voir que ce qui est réellement devant moi.
La vie et la mort
«Vois: je mets aujourd’hui devant toi la vie et le bonheur, la mort et le malheur». Il y a donc face à moi, chaque jour, la vie et la mort, et ce qui mène à l’une et à l’autre. Dans chacune des actions du quotidien, des plus banales aux plus profondes, il y a un choix, plus ou moins conscient, à poser entre la vie et la mort. Je peux choisir la vie dans ma façon de me nourrir, comme je peux choisir la mort en m’empiffrant de malbouffe.
Gare au manichéisme, car tout est dans la nuance du choix que je pose. Je peux choisir la vie en buvant un verre de vin – et même plus qu’un verre – pour célébrer un moment particulier avec un ami autour d’un bon repas. Comme je peux choisir la mort en buvant tous les jours, plutôt seul et en quantités de bouteilles plutôt que de verres, et m’enfermer dans un alcoolisme qui m’isole, me noie dans les idées noires, détruit mon foie.
Je peux choisir la vie en me consacrant au célibat, pour me donner tout entier à une mission ou pour limiter des attaches qui seraient un frein au sens que je veux donner à ma vie. Mais je peux aussi choisir la mort par le célibat, en l’adoptant comme un refoulement de ma sexualité, en dédaignant tout engagement amoureux avec autrui, divaguant de couche en couche, me retrouvant seul et écœuré d’une jouissance somme tout bien éphémère.
Et bien sûr, je peux passer d’un choix à un autre, revenir en arrière, regretter, me convertir, guérir, changer de vie, m’égarer, en choisissant toujours le chemin de la vie, qui est fait d’échecs et de réussites, d’apprentissages par ses erreurs, de reconversions professionnelles, de séparations et de transformations. Le signe que je suis néanmoins sur le chemin du choix de la vie, c’est son fruit: le bonheur. Attention, pas la joie permanente et l’excitation sautillante à tout-va, non, le bonheur, qui compose entre les joies et les tristesses, qui avance toutefois à travers elles, et qui n’abandonne jamais l’espérance, jusqu’au seuil du dernier souffle.
Choisis la vie
«Choisis la vie» ( לבחור בחיים [bah’ayyiym]), propose la Parole au verset 19. L’impératif est utilisé sans pour autant prononcer un impératif, un ordre. Il est justement question d’un choix à poser activement et personnellement. Que chacun, dans son existence, au quotidien, là où il en est, choisisse librement la vie. Vouloir imposer la vie à autrui c’est en fait lui imposer la mort par la servitude. Il n’y a pas de choix sans liberté, et pas de liberté sans individualité. Personne d’autre que moi ne peut choisir la vie à ma place.
Mais le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob sait mieux que l’homme lui-même ce qui est bon pour lui, car il se trouve au plus intime de lui-même, il est cette flamme sacrée qui constitue son individualité. Alors il indique à l’homme la voie à suivre pour choisir la vie et le bonheur et renoncer à la mort et au malheur. Ecouter Dieu, c’est écouter au plus profond de sa conscience.
Celui qui choisit la mort creuse sa propre tombe, sans besoin de châtiment divin. Mais à celui qui choisit la vie, ce Dieu promet une terre où l’homme trouve la vie en abondance et se multiplie. «Choisis donc la vie, pour que vous viviez, toi et ta descendance, en aimant le Seigneur ton Dieu.» C’est la promesse d’une vie généreuse et remplie, c’est la promesse d’une vie féconde, où chaque homme, chaque femme est en mesure de créer ou procréer quelque chose ou quelqu’un qui demeure, en vivant à travers lui.
A chacun sa Terre promise, à chacun sa fécondité, à chacun son choix. Alors, que l’aventure commence ou qu’elle continue pour être libre chaque jour de choisir ce qui me fait vivre en me rendant heureux, pour donner à mon tour la vie et pour trouver cette Terre où je m’établirai dans la paix.
Le texte biblique «Choisir la vie» (Dt 30, 15-20), dans son intégralité:
«Vois! Je mets aujourd’hui devant toi ou bien la vie et le bonheur, ou bien la mort et le malheur.
Ce que je te commande aujourd’hui, c’est d’aimer le Seigneur ton Dieu, de marcher dans ses chemins, de garder ses commandements, ses décrets et ses ordonnances. Alors, tu vivras et te multiplieras; le Seigneur ton Dieu te bénira dans le pays dont tu vas prendre possession.
Mais si tu détournes ton cœur, si tu n’obéis pas, si tu te laisses entraîner à te prosterner devant d’autres dieux et à les servir, je vous le déclare aujourd’hui: certainement vous périrez, vous ne vivrez pas de longs jours sur la terre dont vous allez prendre possession quand vous aurez passé le Jourdain.
Je prends aujourd’hui à témoin contre vous le ciel et la terre: je mets devant toi la vie ou la mort, la bénédiction ou la malédiction.
Choisis donc la vie, pour que vous viviez, toi et ta descendance, en aimant le Seigneur ton Dieu, en écoutant sa voix, en vous attachant à lui; c’est là que se trouve ta vie, une longue vie sur la terre que le Seigneur a juré de donner à tes pères, Abraham, Isaac et Jacob.»
À lire aussi