Publié le 1 avril 2022
Personne ne m’aime. Personne ne me comprend. De toute façon, c’est toujours de ma faute… Se voir en Calimero ou en mouton noir, c’est considérer, en d’autres termes, qu’on est un bouc émissaire. Mais qu’est-ce qu’un bouc émissaire, au juste? D’où nous vient ce terme? Quel est ce phénomène? A quoi le reconnaît-on dans l’actualité sociale et politique ou dans sa propre vie? Eclairage.

Le bouc émissaire est le coupable dont on a besoin. Mais souvent un coupable fantasmé: ce pauvre bouc est bien plus coupable d’être ce qu’il est que des crimes qu’il aurait commis ou non. Il est celui qu’on sacrifie pour le soi-disant bien de tous. Le phénomène du bouc émissaire consiste à tuer une victime partiellement ou totalement innocente pour ramener une paix éphémère dans la population. 

Ce phénomène prend des formes différentes: la victime n’est pas forcément une personne mais peut être un groupe de la population, et par «tuer» on entend aussi tuer socialement ou exclure ou lyncher et pas seulement couper la tête. A partir de là, on peut assez vite constater qu’à l’heure des harcèlements sur les réseaux sociaux et du manichéisme politique, les boucs émissaires sont bien d’actualité. 

De la Bible à René Girard

Le terme de bouc émissaire nous vient du livre du Lévitique, dans l’Ancien Testament de la Bible. Comme dans d’autres cultures archaïques, le peuple des Hébreux avait pour coutume d’offrir un sacrifice à Dieu pour implorer le pardon des péchés. Au jour du Grand Pardon, le Yom Kippour dans la religion juive, il était d’usage de confesser les fautes du peuple juif en imposant les mains sur un bouc. Ce bouc était envoyé ensuite mourir au désert, emportant avec lui les péchés. Dans la tradition chrétienne, la désignation de Jésus-Christ comme «l’Agneau de Dieu qui enlève les péchés du monde» fait référence à ce bouc, qui prend sur lui toutes les fautes pour en libérer les fidèles et leur permettre de recouvrer la paix. 

Chez le philosophe français René Girard, on retrouve une pensée construite autour de phénomène du bouc émissaire. En analysant l’origine de la violence et du sacrifice, il soutient que la violence naît du désir mimétique. Si telle personne possède une chose qu’elle chérit, telle autre personne va avoir naturellement tendance à désirer cette même chose. En somme, le bien d’autrui devient source de jalousie. L’autre, dont le bien est désiré, devient un ennemi qui me rappelle à mon manque. Les hostilités sont ouvertes, et elles dérapent encore plus vite qu’elles n’apparaissent. De deux individus en hostilité, on passe à deux familles, puis à deux groupes de la population. 

Au final, cette violence s’écharpe en tous contre tous, et pour mettre fin aux hostilités, il faut trouver un coupable ou un ensemble de coupables qui porte l’entière responsabilité du chaos généré par la violence. Ce coupable doit être sacrifié, et la paix revient, mais pas pour longtemps. Par le désir mimétique, les hostilités reviendront. Alors, le rite religieux du bouc émissaire consiste à organiser ce déploiement de haine et de violence en chargeant symboliquement un animal de toutes les fautes, et de le tuer. 

De l’actualité sociale et politique à ma vie

En quoi retrouve-t-on ce phénomène du bouc émissaire dans l’actualité sociale et politique? A parcourir les réseaux sociaux, qui sont du reste louables sous bien d’autres aspects, on constate fréquemment le lynchage de celui qui pense différemment d’un groupe de personnes et qui le manifeste.

Qu’il s’agisse d’une simple provocation de l’opposant qui s’infiltre au sein d’un groupe de personnes qui partagent une même pensée, ou qu’il s’agisse d’une démarche honnête de celui qui voudrait apporter un avis différent en vue d’éclairer autrui, il n’est pas rare d’assister à un acharnement d’une meute sur une seule personne. La haine et la violence se déversent alors sans mesure sur un opposant de façon disproportionnée. Chez les jeunes notamment, ces lynchages peuvent pousser jusqu’au suicide. C’est une affaire à prendre au sérieux.

Dans le traitement médiatique des actualités brûlantes, on constate également la tendance à trouver un coupable à tout prix. Il y a de la haine, du ressentiment et de la colère dans l’air? Qu’on s’acharne alors sur un bouc émissaire qui portera entièrement la faute du malaise actuel. C’est si simple en fait. Cela paraît si naturel et évident, qu’on peine à le remarquer. Dans la crise du Covid, on s’acharnait et l’on s’acharnera peut-être encore à l’unisson sur les non-vaccinés. Tout ça, c’est de leur faute! Ou au contraire, on s’acharne sur le gouvernement, édictant des mesures restrictives, qui devient responsable de tous les maux qui nous touchent.

Dans la guerre d’Ukraine, sans entrer dans des considérations politiques, il paraît évident, à en croire les chaînes d’informations et l’immense majorité des journaux, qu’il y a les gentils d’un côté, le méchant de l’autre. Et peut-être qu’il en est bien ainsi, là n’est pas mon propos. Vladimir Poutine, coupable car responsable de la guerre d’Ukraine, doit-il pour autant porter la totalité de la responsabilité de cette guerre? de tous les morts, de tout le chaos? Peut-être.

En tout cas, il est aujourd’hui ce bouc sur lequel on commence à déposer tous les problèmes tant humanitaires que diplomatiques ou économiques qui naissent de cette guerre. On en vient à croire qu’éliminer Poutine, c’est mettre un terme à cette guerre: rien n’est moins sûr, car le problème est peut-être ailleurs que dans la prétendue folie du chef d’Etat russe.

L’ennui, avec le bouc émissaire, aussi coupable soit-il, c’est qu’en déposant sur sa tête toute la responsabilité de la violence ambiante, on tend à se détourner de ses propres responsabilités. C’est valable au niveau de la politique internationale où l’on remet difficilement en question l’expansion de l’OTAN, le retard de l’Union européenne en matière de défense commune ou le double jeu d’un Occident qui entre en guerre sans y entrer vraiment.

C’est valable aussi au niveau personnel. Que je me range du côté de la masse pour déverser ma colère et ma haine sur un bouc émissaire, ou que je me range du côté des exclus ou des opprimés, je participe dans les deux cas à un phénomène de violence ascendante. Je me sens persécuté, jusqu’à la paranoïa, jusqu’à imaginer des complots dirigés contre moi ou le groupe auquel j’appartiens. Ou alors je me sens tout-puissant du côté des victimes qui ont repris le dessus dans la bataille, parce que j’ai trouvé le coupable, le malfaiteur qui cause tous les problèmes auxquels je suis confronté, et je peux enfin me venger. 

Par le phénomène du bouc émissaire dans ma vie personnelle, j’en viens à ne plus me remettre en question, et donc à ne plus être dans une dynamique de croissance personnelle. Selon cette logique, la cause de tous les maux vient forcément de l’extérieur, et je ne prends pas la peine de chercher en moi ni le secours, ni le nœud dans ma vie qui me met dans la douleur. Je ne trouve pas l’amour? C’est normal, aucun compagnon, aucune compagne n’est en mesure de me comprendre. Je ne réussis pas dans mes études? C’est normal, les cours à distance m’ont coupé dans mon élan. Je ne trouve pas de travail? C’est normal, les entreprises préfèrent engager quelqu’un de médiocre, et de toute manière avec la crise du covid, difficile de trouver un poste dans mon domaine.

Qu’il y ait des facteurs extérieurs qui m’entravent, c’est certain. Ces facteurs sont-ils pour autant les seuls responsables de mon malheur? Non. Face à ce qui paraît une impasse, que puis-je entreprendre? Quel regard puis-je poser sur moi et sur la vie que je mène pour en corriger ou améliorer certains aspects, afin de trouver une issue à ma misère, à ma rancune, à mon sentiment de jalousie, à ma rage? En somme, comment puis-je m’adapter au monde qui m’entoure? 

Qu’est-ce que je veux, au fond? Rester dans mon coin, seul ou avec un groupuscule qui pense tout comme moi, et cracher sur ce monde mauvais qui m’entoure, ou tenter de sortir de ma zone de confort pour m’ouvrir à autre chose, à autrui, et grandir? Toutes les clefs aux problèmes qui m’atteignent sont à chercher systémiquement en moi, avant de me tourner vers l’extérieur. C’est dans la mesure où mon état d’esprit change que je suis apte à affronter la cause extérieure de mon malheur. 

Qu’il y ait des coupables et des responsables de certains maux, cela ne fait aucun doute. Faut-il pour autant toujours trouver un coupable, toujours le désigner, toujours lui faire porter l’exclusivité de la faute? Non, car c’est mettre de l’huile sur le feu de la violence, et c’est aussi se priver de grandir. Quand le bouc émissaire semble un mal nécessaire, on reste en droit d’être attentif à ce phénomène et de refuser d’y participer. Besoin d’un bouc émissaire? Non merci!

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