Le plongeon dans la langue de l’Adriatique: un joyeux voyage (sretan put)

Publié le 2 juillet 2017

© Sonia Zoran

A l'orée de l'été, une série dans les coulisses du rêve insulaire, sur une toute petite île de l’Adriatique. C’est un archipel au large de Šibenik, au nord de Split. Cette année encore, la Croatie devrait faire le plein de touristes. Alors, pour se faire remarquer dans la foule, osez un ou deux mots dans la langue des îles. Mais non, elle n’est pas impossible: s’il y a trop de consonnes, comme à Krk ou Vrbnik, surfez. Et accrochez-vous aux mots venus d’Italie ou d’Allemagne. Žašto ne?

Le 1er épisode du feuilleton dalmate: Le Tijat revient: «Le voilààà!»
Le 2e épisode du feuilleton dalmate: Yoga ou poissons? Rave party ou mouflons?
Le 3e épisode du feuilleton dalmate: Des câpres et des hommes
Le 4e épisode du feuilleton dalmate: Soupe à la pierre, au goût de mer

Držite razmak: quand j’ai vu pour la première fois, il y a quelques années, les panneaux clignotant dans les tunnels, nombreux, de la nouvelle autoroute croate, j’ai ri. Les touristes allaient encore se croire en Syldavie. Depuis, les traductions permettent, en anglais et en allemand, de se rappeler qu’il s’agit de maintenir une distance de sécurité entre les véhicules. Mais il y en a tant d’autres, de ces mots qui disent un ailleurs, autrement: zalazak sunca, pour le coucher du soleil, otok, l’île, riba, le poisson…

Ces quelques exemples suffisent à rappeler que la langue parlée au sud de Trieste n’est pas latine. Et quasiment dépourvue de racines grecques, sauf exceptions maritimes telles que dupini ou delfini, pour les dauphins. Sinon, l’eau c’est voda, inutile de chercher du côté d’hydro ou aqua. S’il vous plaît, molim, merci, hvala. Même sans connaissance d’une autre langue slave, ce qui ne mène d’ailleurs pas très loin, il peut être non seulement utile mais joyeux de nager un peu dans les mots en usage sur la rive orientale de l’Adriatique. 

Bain à remous linguistique 

Cet été encore, les touristes seront des millions à séjourner en Croatie. Trois ou quatre fois plus nombreux que les 4 millions d’habitants. Et quand les Autrichiens côtoient les Slovaques, les Anglais ou les Français, quand les Italiens croisent les Sud-Américains et les Japonais, comme à Hvar ou Dubrovnik, on peut s’amuser de ce bain à remous linguistiques. S’étonner ou compatir devant la mine déconfite des vendeuses de charcuterie au supermarché. Ou décider de plonger, au moins un peu, dans la couleur locale. Histoire de faire surgir un sourire. 

En effet, en pleine saison, les gens de la côte et des îles sont rarement hilares. D’abord, la politesse affectée n’est pas de mise dans les Balkans, sauf sens commercial suraigu, et puis on scanne volontiers l’interlocuteur, c’est comme ça. Mais les regards directs, s’ils peuvent paraître sombres, s’éclairent volontiers si le visiteur fait un essai linguistique. Des décennies de «Hallo!», «Thanks», «Bier bitte!», «Vous parlez français?», ont fait des dégâts. Les Croates ont beau savoir que leur langue est complexe – ils en sont d’ailleurs fiers – ils comprennent difficilement qu’on n’essaie même pas. 

Tous les guides donnent pourtant les règles, très simples, pour savoir lire et prononcer correctement… tout! Une lettre correspondant à un son, un seul, il devrait être possible de commander rižot, kalamari (en fait c’est lignje) et salata. Avant de se lancer avec les ražnići, les brochettes, cousines des ćevapčići. Cette spécialité de viande hâchée grillée est riche de ces lettres avec accent à repérer. «Ć» c’est «tch» comme dans «Tchernobyl». Le «č» étant similaire mais un peu mouillé (ce qui est une nuance dispensable). Le «c» tout nu, se prononce «ts», comme dans «tsé-tsé». En ajoutant le «š» pour «ch», comme chat. Le «ž», pour «j» ou «ge» dans «jaune» ou «large». Le «nj» pour «gn», «gnocchi». Et le «dž» comme dans «jeans». Vous voilà armé pour déchiffrer le nom des villes et les menus. 

Puisqu’il n’y a pas d’article, aligner les mots dans le désordre, au pire fera sourire. Tout comme l’oubli des sept cas déclinés en trois genres… 

Les consonnes en paysage

 La découverte d’une langue, même de quelques mots, c’est un voyage. Toutes ces consonnes qui se suivent sans voyelles, comme dans Krk ou Vrbnik (noms d’une île et d’un village au nord), ou dans crno (noir), pour crno vino (vin rouge!), toutes ces consonnes donc, disent une façon particulière de jouer avec les obstacles. D’abord on peut les approcher en rajoutant un mini «e», là où c’est indispensable, donc avant le «r». Mais ces «k» et ces syllabes en cascade racontent la géographie, celle des pierres (kamen, la pierre) avec des villes (grad) riches en escaliers comme Šibenik ou Dubrovnik. Alors que la mer est douce dans la baie (uvala, plaža). Doux aussi le ciel bleu plavo nebo

Si la tablée s’y prête, avec la présence de plusieurs langues, rien de tel qu’une virée dans le vocabulaire pour situer cette partie excentrée de la Méditerranée. Toute proche de l’Autriche et de ces mots allemands si utiles pour les outils: un tournevis c’est ainsi le plus souvent un šrafciger (pour Schraubenzieher en allemand), même si les variantes plus italienne, kacavida, ou slave, odvijač, existent. 

Géographie et poésie 

Plus on s’éloigne de la côte, plus les mots s’ancrent dans la Méditerranée. Sur mon île, on dit fumari, au lieu de dimjak, pour la cheminée. Marija me demande si je suis allée banjati, me baigner, et non plivati. Neno dit kapiti, pour comprendre… Les faux amis existent, évidemment. Si le maestral est bien un vent, ce n’est ainsi pas un mistral, mais un thermique marin, plus ou moins puissant, alors que tramontana, elle vient bien du nord-ouest et souffle fort! 

Le décalage vers une langue vraiment différente est une source permanente de zigzags dans les sons et les sens. «Šugaman…», crie ainsi Zorica à son mari, quand la houle nous secoue. La première fois que je l’ai entendu, ce sugarman je me suis demandée ce que le reggae venait faire dans ce bateau. Mais quand j’ai reçu un linge pour m’essuyer, j’ai compris: šugamani, ce sont les serviettes de bain en dialecte, en lien direct et oral avec l’italien asciugamani. Moi je connaissais peškir, frotir ou ručnik, ce qui évidemment, ne signifie rien pour des francophones, mais révèle au moins la variété du vocabulaire selon qu’on vit sur une île, à la montagne, plus au nord ou au sud de la Croatie. 

J’ai eu la chance d’entendre, très peu, le serbo-croate dès le berceau, comme on disait à l’époque. Je me débrouille assez mal, de quoi douter de tout et assez bien pour m’amuser des variantes différentes selon les régions. Aujourd’hui on dit BCMS, abréviation de «bosnien-croate-monténégrin-serbe», pour ménager les susceptibilités et évoquer le fond commun de quatre langues devenues nationales. Mais c’est un autre sujet. Les différences étant notables à l’intérieur des pays aussi, cela enrichit d’autant le vocabulaire et les conversations. 

Parce que la curiosité linguistique c’est d’abord le plaisir de la rencontre. Et une porte ouverte à la poésie, ou l’absurde. Comme cette soirée passée avec Neno qui tentait de me dire «ne želim ni ribu na zidu a kamoli pasa…». Je comprenais les mots mais pas le sens. Tout le bistrot s’y est mis pour insister: «Il ne désire même pas un poisson sur le mur, alors un chien…» Là-bas, au milieu du bleu, chacun semble partager le désir puissant d’avoir un poisson sur son mur.    


Le 1er épisode du feuilleton dalmate: Le Tijat revient: «Le voilààà!»

Le 2e épisode du feuilleton dalmate: «Yoga ou poissons? Rave party ou mouflons?»

Le 3e épisode du feuilleton dalmate: «Des câpres et des hommes»

Le 4e épisode du feuilleton dalmate: «Soupe à la pierre, au goût de mer»

Le 6e épisode du feuilleton dalmate: «Le temps des cigales, une parenthèse»

S’abonner
Notification pour
0 Commentaires
Le plus ancien
Le plus récent Le plus populaire
Commentaires en ligne
Afficher tous les commentaires

À lire aussi

Politique

A confondre le verbe et l’action, on risque de se planter

De tout temps, dans la galerie des puissants, il y eut les taiseux obstinés et les bavards virevoltants. Donald Trump fait mieux. Il se veut le sorcier qui touille dans la marmite brûlante de ses colères et de ses désirs. Il en jaillit toutes sortes de bizarreries. L’occasion de s’interroger: (...)

Jacques Pilet
Philosophie

Notre dernière édition avant la fusion

Dès le vendredi 3 octobre, vous retrouverez les articles de «Bon pour la tête» sur un nouveau site que nous créons avec nos amis d’«Antithèse». Un nouveau site et de nouveaux contenus mais toujours la même foi dans le débat d’idées, l’indépendance d’esprit, la liberté de penser.

Bon pour la tête
Politique

Les fantasmes des chefs de guerre suisses

Il arrive que le verrou des non-dits finisse par sauter. Ainsi on apprend au détour d’une longue interview dans la NZZ que le F-35 a été choisi pas tant pour protéger notre ciel que pour aller bombarder des cibles à des centaines, des milliers de kilomètres de la Suisse. En (...)

Jacques Pilet
PolitiqueAccès libre

PFAS: un risque invisible que la Suisse préfère ignorer

Malgré la présence avérée de substances chimiques éternelles dans les sols, l’eau, la nourriture et le sang de la population, Berne renonce à une étude nationale et reporte l’adoption de mesures contraignantes. Un choix politique qui privilégie l’économie à court terme au détriment de la santé publique.

Politique

Démocratie en panne, colère en marche

En France, ce n’est pas tant le tourniquet des premiers ministres et la détestation de Macron qui inquiètent, c’est le fossé qui se creuse entre la société et le cirque politicien, avec son jeu d’ambitions qui paralyse le pays. Le tableau n’est guère plus réjouissant en Allemagne, en Grande-Bretagne, en (...)

Jacques Pilet
Politique

L’identité numérique, miracle ou mirage?

Le 28 septembre, les Suisses se prononceront à nouveau sur l’identité numérique (e-ID). Cette fois, le Conseil fédéral revient avec une version révisée, baptisée «swiyu», présentée comme une solution étatique garantissant la souveraineté des données. Mais ce projet, déjà bien avancé, suscite des inquiétudes quant à son coût, sa gestion, (...)

Anne Voeffray
Politique

Le voyage chahuté d’Ursula

Il est fait grand bruit autour d’une fable alarmiste, d’un incident minuscule lors du vol de la présidente de la Commission européenne entre la Pologne et la Bulgarie: la perturbation du GPS attribuée à la Russie et facilement surmontée comme cela est possible sur tous les avions. Quasiment rien en (...)

Jacques Pilet
EconomieAccès libre

Nos médicaments encore plus chers? La faute à Trump!

En Suisse, les médicaments sont 50 à 100 % plus coûteux que dans le reste de l’Europe. Pourtant, malgré des bénéfices records, les géants suisses de la pharmaceutique font pression sur le Conseil fédéral pour répercuter sur le marché suisse ce qu’ils risquent de perdre aux Etats-Unis en raison des (...)

Christof Leisinger
Politique

Le trio des va-t-en-guerre aux poches trouées

L’Allemand Merz, le Français Macron et le Britannique Starmer ont trois points communs. Chez eux, ils font face à une situation politique, économique et sociale dramatique. Ils donnent le ton chez les partisans d’affaiblir la Russie par tous les moyens au nom de la défense de l’Ukraine et marginalisent les (...)

Jacques Pilet
PolitiqueAccès libre

Microsoft s’enrichit sur le dos des Palestiniens

Selon des révélations étayées par des sources issues de la multinationale américaine et des services secrets israéliens, un cloud spécial a été mis en place pour intercepter les communications de millions de Palestiniens. Des données qu’Israël utilise pour mener sa guerre de représailles ethniques dans la bande de Gaza et (...)

Bon pour la tête
Politique

La géopolitique en mode messianique

Fascinés par le grand jeu mené à Anchorage et Washington, nous avons quelque peu détourné nos regards du Moyen-Orient. Où les tragédies n’en finissent pas, à Gaza et dans le voisinage d’Israël. Où, malgré divers pourparlers, aucun sursis, aucun accord de paix ne sont en vue. Où un nouvel assaut (...)

Jacques Pilet
PolitiqueAccès libre

Pourquoi les Etats-Unis n’ont-ils pas encore interdit TikTok?

L’an passé, le congrès américain a décidé que le réseau social devait être interdit s’il restait en mains chinoises, ceci afin d’éviter que les données des étatsuniens soient récupérées par Pekin. Il s’agissait prétendument d’une question de «sécurité nationale». Mais le président Trump a pour la troisième fois reporté l’interdiction, (...)

Urs P. Gasche
Politique

Les Européens devant l’immense défi ukrainien

On peut rêver. Imaginons que Trump et Poutine tombent d’accord sur un cessez-le-feu, sur les grandes lignes d’un accord finalement approuvé par Zelensky. Que feraient alors les Européens, si fâchés de ne pas avoir été invités en Alaska? Que cette hypothèse se confirme ou pas, plusieurs défis controversés les attendent. (...)

Jacques Pilet
Culture

Des nouvelles de la fusion de «Bon pour la tête» avec «Antithèse»

Le nouveau site sera opérationnel au début du mois d’octobre. Voici quelques explications pour nos abonnés, notamment concernant le prix de l’abonnement qui pour eux ne changera pas.

Bon pour la tête
EconomieAccès libre

Comment la famille Trump s’enrichit de manière éhontée

Les deux fils du président américain viennent de créer une entreprise destinée à être introduite en bourse afin de profiter de subventions et de contrats publics de la part du gouvernement fédéral dirigé par leur père.

Urs P. Gasche
Politique

Trouver le juste cap dans la tempête

La tornade qui, en Europe, s’est concentrée sur la Suisse nous laisse ébaubis. Le gros temps durera. Ou s’éclaircira, ou empirera, selon les caprices du grand manitou américain. Les plaies seront douloureuses, la solidarité nécessaire. Il s’agira surtout de définir le cap à suivre à long terme, à dix, à (...)

Jacques Pilet