Yoga ou poissons? Rave party ou mouflons?

Publié le 26 juin 2017

© Thomas Wütrich

A l'orée de l'été, une série dans les coulisses du rêve insulaire, sur une toute petite île de l’Adriatique. C’est un archipel au large de Šibenik, au nord de Split. Deuxième épisode du feuilleton: une mer turquoise façon carte postale, avec une île sauvage-chic, où les vacanciers branchés jouent au Robinson façon «glamping». Juste à côté, la mer des insulaires, qui se vide de ses poissons. Milka et Goran nous emmènent à l'îlot des mouflons. Pour cueillir de la sauge et des histoires.

Le 1er épisode du feuilleton dalmate: Le Tijat revient: «Le voilààà!»

Il y a de moins en moins de poissons dans l’Adriatique. Mais les herbes aromatiques, c’est bien aussi.

Milka et Goran m’ont ainsi invitée à une sortie mi-pêche mi-cueillette, au large de la côte dalmate. On commence par placer une ligne de 900 mètres de long avec 105 petits poissons en guise d’appâts. Il en reste une dizaine, de petits poissons, donnés au goéland qui s’est installé à la proue de la barque en bois: «Ils ont faim, la mer se vide, alors ils se rapprochent des gens et on partage un peu», dit Milka. La ligne part au fond et on continue vers un îlot désert.

«La sauge est meilleure là-bas. Totalement dépourvue de pesticides». Parce que sur leur île à eux, minuscule et sans voitures, il y aurait de la pollution? «Tu sais, répond Goran, les gens mettent peut-être quelques produits au pieds des oliviers, des fongicides sur les fruitiers». C’est dérisoire mais déjà trop pour eux, qui ne connaissent ni le sulfatage par hélicoptère ni le purinage à haute fréquence. Ils ont la cinquantaine, sont déjà trois fois grands-parents. Et pensent travailler encore longtemps: un peu au jardin, un peu au champ, un peu à la pêche, un peu avec les touristes en saison, auxquels ils laissent leur maison pour s’installer à la cave. Pas étonnant qu’ils aient le pied marin et les jambes alertes.

Des baquets d’eau pour les mouflons 

Ils ont aussi une excellente vue: «Regarde, des mouflons!», crie Milka en pointant les rochers sur l’îlot que nous contournons. Je distingue à peine une mère et son petit. Milka me raconte alors qu’elle et Goran partent parfois passer la nuit à la belle étoile sur un îlot désert, en amoureux. «Un été particulièrement sec, après trois mois sans pluie, nous avons vu des mouflons tenter de boire la mer. Nous sommes revenus avec deux baquets pleins d’une centaine de litres d’eau. Il ne s’était pas écoulé deux minutes que nous entendions le son de leurs sabots sur les rochers. Ils sont venus nombreux et se sont même battus quand les baquets furent vides et renversés». 

Ces mouflons sont protégés mais livrés à eux mêmes, ils se débrouillent ou font comme si, avec la rosée, l’eau de pluie ou les gouilles saumâtres. Milka et Goran, eux, paient l’eau, amenée par des conduites sous-marines, construite par les villageois au temps du titisme. Je découvre combien ils aiment et respectent les animaux. Même s’ils mangent du poisson et de la viande et attrapent les poulpes à main nue, pour leur consommation familiale. Sans oublier les chats. 

La sauge pour les tisanes 

Nous rentrons avec des bouquets de sauge, au parfum intense, cela fera des tisanes pour l’hiver. Avec les orties et le romarin, Milka préparera une lotion anti-pellicules. Et avec les immortelles, une huile pour le corps en cas de gerçures. «Il paraît que ça se vend très cher en Occident, des touristes arrives et arrachent des buissons entiers. Mais il ne faut cueillir que quelques fleurs pour laisser la plante vivre». 

 Vraie vie ou «glamping»? 

Elle n’est pas écologiste Milka, enfin pas au sens moderne du terme, leur moteur est un diesel deux temps, polluant dit-on. Elle ignore le véganisme et la méditation zen. Pas besoin: «Il faut manger de tout un peu et prendre le temps de regarder la mer», dit-elle souvent. Les insulaires n’ont survécu que par un apprentissage sans théorie de ce qu’on appelle aujourd’hui le développement durable. Jusqu’à ce que les filets géants des chalutiers vident la mer. En vingt ans, seulement, depuis la fin de la guerre. 

La côte croate est pourtant décrite comme un paradis naturel pour les vacanciers. Avec le top du top: les îles de Robinson au confort amélioré. Tel Obonjan, que nous voyons sur notre droite au retour. Au bénéfice d’une concession de longue durée, achetée par des Britanniques, l’îlot accueille depuis l’été dernier un festival de musique et de culture alternative. «Venez pour le yoga, restez pour la rave», dit la pub. Des centaines de tentes sous les pins, pour un camping de luxe façon safari qu’on appelle «glamping». Des journées consacrées au Reiki ou au yoga, avec des conférences ou ateliers philosophiques sur le lâcher-prise, avec ou sans ecstasy, et les smoothies aux herbes. Des nuits passées sous les étoiles ou sous les haut-parleurs, avec une ronde de DJ et musiciens en tournée estivale dans toute l’Europe. C’est la nature et l’écologie, autrement, pour les jeunes branchés d’Occident. 

Le tanker pour la citerne des touristes 

Vraiment autrement, la nature et l’écologie: l’été passé, il y a eu pendant des semaines un tanker visible au large. Il n’est pas encore arrivé. Mais c’était étrange, ce bateau le plus souvent immobile. «Il faut approvisionner l’îlot, en eau, tous les jours. Il amène l’eau pour une citerne géante. Et même avec de grands tuyaux cela prend des heures, parce que ce sont des milliers de litres qu’il faut aspirer». 

Quand on voit le bateau immobile de loin, on se dit aussi que ce n’est pas plus mal qu’il soit là, en cas de feu. Des mégots, des câbles électriques et des projecteurs en surchauffe, il y en a forcément même pour communier avec la nature. Goran hoche la tête. Milka la baisse, mais ils n’ont pas un mot méchant. Moi si: en guise de yoga et d’atelier philosophique, je pense qu’un après-midi avec Goran et Milka, c’est moins zen mais plus vrai. 

La ligne est remontée. Au bout des 105 hameçons, descendus à plus de 50 mètres de fond, un petit congre, une étoile de mer. Et une seiche qui parvient à s’enfuir. «On en est là», lâche Goran. 

Ce soir ce sera soupe à l’ortie.   


Le 1er épisode du feuilleton dalmate: «Le Tijat revient: « Le voilààà! »»

Le 3e épisode du feuilleton dalmate: «Des câpres et des hommes»

Le 4e épisode du feuilleton dalmate: «Soupe à la pierre, au goût de mer»


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