Moi qui croyais que l’on était le pays de la pharma et des medtech…

Publié le 24 mars 2020
Face à la pandémie, l'Etat est sommé de nous protéger. Mais que font l'économie et la main invisible sensés répondre à tous nos besoins ? Une réflexion d'indignée... *

La crise du coronavirus agit comme un gigantesque stress test pour les choix politiques de ces dernières années et décennies.

Comme la lutte contre le réchauffement climatique, la lutte contre le Covid-19 signale le retour de l’Etat. Par Etat, on entend les entités institutionnelles, les autorités, les politiques, qui ne peuvent pas se dérober. En situation d’urgence, l’Etat est comme la police et les pompiers: il ne peut pas refuser de s’en mêler, il doit agir. Cette implication automatique, quelle que soit l’efficience de ses décisions, est ce qui distingue l’Etat, le politique, du marché.

Moins d’impôts et moins de services publics

Or, il se trouve que ces dernières décennies, c’est au marché et à la toute puissance de la main invisible que nous avons confié nos destins. Depuis les années Thatcher et Reagan, l’idée s’est formidablement instillée partout que le marché devait prendre le relais de l’Etat et des trop coûteux services publics.

Nous allons spectaculairement l’éprouver dans les semaines à venir: quand l’économie appuie sur pause, quand le système se grippe, seuls les services publics assurent sans condition les prestations vitales qui nous séparent du chaos total, de la barbarie ou de la jungle.

Je ne sais pas s’il est judicieux de parler de «guerre» pour qualifier la situation actuelle, mais observons quand même que celles et ceux qui sont «au front» sont, pour la plus grande part, les personnels des services publics: santé, sécurité, infrastructures et social. Des secteurs dans lesquels on a tailladé à l’encan sous prétexte que l’«Etat» coûtait trop cher et que les impôts qui le nourrissent étaient trop élevés. Pour favoriser l’emploi, car depuis la crise pétrolière des années 1970, le chômage s’est répandu comme une nouvelle lèpre, on a accordé aux entreprises des facilités fiscales et rogné les budgets qui financent la santé publique. Je caricature, mais à peine.

Nous en sommes donc là, la puissance publique est appelée à nous sauver, alors qu’elle est affaiblie, alors qu’elle a été rendue impuissante. Je ne parle pas spécialement de la Suisse, je pense aussi à l’Italie, l’abonnée des contraintes budgétaires. Le propos vaut pour notre petit monde occidental peu à peu converti au «moins d’Etat» thatchérien et reaganien.

Le marché devait prendre le relais. Ça serait moins cher et plus diversifié. Et cela l’a été pour certains produits ou services, ne renions pas les plaisirs consuméristes dans lesquels nous nous sommes tous plus ou moins vautrés.

Combler les pénuries

Par la magie du marché et de sa main invisible, tout devait donc être moins cher et plus diversifié. Résultat des courses ces jours-ci: il n’y a pas de masques de protection en suffisance! Alors la promesse fallacieuse de pouvoir choisir la couleur ou le style de découpe, en fonction de nos besoins, on s’en fiche.

Depuis le début de la crise du coronavirus, la main invisible semble plâtrée. Elle est incapable de répondre à la demande et de combler les pénuries

Il faut que nous prenions la mesure de cette coupable escroquerie intellectuelle, qui est devenu le mantra de nos sociétés occidentales, jusqu’à l’aveuglement.

Deux mois perdus

En deux mois de prémices, le marché a été infoutu de s’adapter, de se réorienter, et de produire ce dont nous avons urgemment besoin: du gel désinfectant, des masques de protection et des appareils respiratoires.

Dans notre Suisse, régulièrement au top des classements de la compétitivité et de l’inventivité, ce fossé entre besoins et offre confine au scandale.

Nous sommes le pays de la pharma. Nous avons vendu notre savoir-faire chimique aux quatre coins de la planète, mais personne ne semble en mesure de fabriquer en masse du gel désinfectant. Idem pour le paracétamol, qui manque lui aussi!

Nous sommes le pays des medtech, c’est-à-dire la conjugaison de nos industries de précision et de notre tradition médicale. Nous savons produire des dispositifs thérapeutiques ingénieux qui sauvent et prolongent des vies. Mais nous ne sommes pas capables d’usiner en urgence assez d’appareils respiratoires.

Réorienter la production? 

L’Etat organise, vaille que vaille, avec plus ou moins de courage (chacun peut avoir son appréciation) la gestion de la pandémie: les plans de crise sont sortis des tiroirs, adaptés et graduellement déployés. Mais nos kings de la pharma, ils sont où? Que font ces leaders de nos fleurons pharmaceutiques (dont j’ai la charité chrétienne de ne pas rappeler le montant des salaires sensés attester de leur clairvoyance)? Ont-ils pris des décisions pour ré-orienter temporairement leur production? Ai-je raté une info?  

L’Etat, notre Conseil fédéral en l’occurrence, mobilise l’armée, les cantons activent les effectifs de la protection civile. Mais quand est-ce que nos industries pharmaceutiques et medtech se mobilisent, quand se mettent-elles ensemble pour apporter leur contribution, et nous éblouir par la virtuosité de leur savoir-faire et leur conscience du bien commun?

Je sais, ici ou là, des entreprises qui fabriquaient les produits manquants se démènent pour en offrir plus. Merci à elles. Mon appel vise les autres. A quoi cela sert-il de continuer à travailler si ce n’est pas pour répondre à l’urgence du moment?

Les politiques seront jugés, mais les autres? 

Les crises sont toujours de terribles révélateurs. Les politiques qui sont au front seront, comme d’habitude, impitoyablement jugés. Selon l’issue de cette pandémie, on dira qu’ils en ont trop fait, pas assez, trop tôt, trop tard, de manière trop lourde ou trop légère.

Dans ce tribunal à venir, l’extraordinaire interdépendance des états, sera aussi convoquée à la barre. On y lira la cause de la crise ou sa solution. Ce sera aussi le moment de s’interroger sur la primauté que nous avons accordée à l’économie, et l’immense discrédit qui en a découlé pour l’Etat et les services publics.


* Cet article a commencé avec quelques réflexions indignées partagées sur les réseaux sociaux. Les réactions de mes followers sur Facebook et Twitter m’ont motivée à développer mon propos. 

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