Les francophones sont sourds à l’accent tonique, mais ça se soigne!

Publié le 14 mai 2021
Une méthode interactive inédite, coproduite par les universités de Genève et Zürich, se propose de vous aider à mieux percevoir les syllabes accentuées en allemand, italien, espagnol et anglais. Non, ce n’est pas juste pour faire joli, c’est que l’accent tonique a une importance décisive dans la plupart des langues. Sauf en français…

Qu’est-ce qui fait qu’une personne est nulle en langues ou comme bénie par la fée Polyglottine? La boîte à outils phonétiques et intellectuels de chacun n’est pas seule en cause, expliquait feu le linguiste australien Stephen Wurm, champion du plurilinguisme avec quarante idiomes au palmarès: l’histoire des peuples compte aussi. Et ce n’est pas un hasard si les cancres les plus réputés en matière d’apprentissage des langues sont les anglophones et les francophones: ils souffrent avant toute chose d’un ego linguistique surdéveloppé.

C’est entendu. Tout de même, les francophones seront soulagés − ou accablés! − d’apprendre qu’en ce qui les concerne, l’ego n’est pas seul en cause. Ils ont une petite excuse que les anglophones n’ont pas puisqu’ils sont affectés d’un handicap de départ très particulier: la surdité accentuelle. En clair, les locuteurs de la langue de Molière et d’Alain Berset ont beaucoup de difficulté à entendre les syllabes accentuées dans les langues étrangères, et encore plus de difficulté à considérer que cet accent − dit tonique ou lexical − a une quelconque importance.

Il se trouve, pour leur malheur, que dans la plupart des langues, l’accent tonique a bel et bien de l’importance, et même beaucoup: aux oreilles d’un germanophone ou d’un hispanophone, un accent déplacé peut rendre un mot méconnaissable. Il peut même, à lui seul, changer sa signification. Des exemples? En espagnol, MAscara (le masque) et mascARA (le mascara) sont deux mots différents, tout comme ERbrecht (le droit successoral) et erBRECHT (il vomit) en allemand, MEta (le but) et meTA (la moitié) en italien, REject (le rebut) et reJECT (rejeter) en anglais…

Tous les profs de langues étrangères connaissent cet écueil prosodique et savent que leurs élèves francophones sont particulièrement mal outillés pour l’affronter. Pourtant, «dans la plupart des cours, l’accentuation est traitée comme un enjeu accessoire», s’étonne Sandra Schwab, maître-assistante en linguistique française à l’Université de Fribourg. Cette question de l’accent tonique et de sa perception, c’est, depuis des années, le sujet de recherche de cette hispanophone de haut vol. Or, l’experte en prosodie a une bonne nouvelle pour les désespérés de la tonicité syllabique: la surdité accentuelle, ça se soigne. A condition bien sûr de s’entraîner avec des exercices appropriés. Aucune méthode grand public ne les propose? Ne reste donc plus qu’à les inventer: bienvenue au projet Miaparle*, la méthode interactive qui vous aide à améliorer votre accent dans une langue étrangère.

Miaparle est née de la rencontre entre Sandra Schwab et Jean-Philippe Goldman, expert en traitement automatique de la langue naturelle (TALN) à l’Université de Genève. Coproduite par les universités de Genève et de Zurich et lancée en ligne début mai, la plateforme est encore inachevée et en phase de test. En clair: vous êtes cordialement invités à vous inscrire et à faire les exercices – disponibles en allemand, anglais, italien, espagnol. Vous passerez un bon moment tout en servant de cobaye à nos chercheurs: «Notre but, c’est de tester l’efficacité des exercices proposés», explique Sandra Schwab. Comme dans un test clinique à l’aveugle, en effet, les utilisateurs se voient proposer aléatoirement différentes variantes d’exercices.

Mais en attendant le développement de la méthode destinée à la soigner, penchons-nous sur l’étrange pathologie qui frappe les francophones. Quelques questions élucidées avec l’aide de Sandra Schwab.

La «surdité accentuelle», est-ce bien sérieux?

«Le terme est polémique, admet la chercheuse, les francophones ne sont pas précisément sourds à l’accent tonique. D’un point de vue purement acoustique, ils l’entendent. Ce qui est en cause, c’est leur capacité à stocker et traiter l’information perçue.» En d’autres termes, ils l’entendent «mais ne savent pas trop quoi en faire» puisque dans leur langue, cette accentuation n’a aucune importance. En jargon de linguiste, elle n’a pas de «fonction distinctive», c’est-à-dire qu’elle ne sert pas à différencier un mot d’une autre, comme peuvent le faire les traits phonétiques qui distinguent un «p» d’un «b».

Le français, langue plate?

Est-ce à dire que le français est une langue sans accent? Non, ce serait une tragédie pour les poètes et les bonimenteurs. Mais la langue de Molière combine deux caractéristiques qui en font un cas rarissime dans le paysage linguistique. Premièrement, il y a bien en principe une syllabe accentuée dans chaque mot, la dernière. Mais elle est fixe. Si bien qu’on peut à loisir déroger à la règle et déplacer l’accent sur la première, comme tendent à le faire les jeunes générations («trop CHElou cette SOIrée»), ça ne change rien à la compréhension. Seconde caractéristique: l’accent tonique en français tend à porter non pas sur chaque mot, mais sur un groupe de mots ( Le joli petit CHAT ).

Ces deux traits combinés font que l’oreille francophone est particulièrement mal outillée pour percevoir les syllabes accentuées dans les mots des autres langues. Conséquence supplémentaire: vu qu’en français l’accent tonique ne sert à rien, cela encourage une certaine mollesse prosodique. Le français n’est pas plat, mais quand même plus plat que l’anglais ou l’espagnol. 

L’origine de cette singularité francophone? L’explication, assez technique, est liée à la perte des syllabes finales du latin, appelée syncope. Paradoxe: la syncope a été favorisée par le fait qu’en latin, l’accent tonique était très prononcé…

Le français seul au monde?

Existe-t-il d’autres langues qui combinent les deux caractéristiques susmentionnées? Sandra Schwab: «On m’a dit que le coréen, peut-être… il faudrait vérifier…» Vu que la planète compte grosso modo 7000 idiomes, disons, sans avoir procédé à une vérification exhaustive, que le français est un cas rare. Les langues à accent fixe sont nombreuses − le polonais, le turc le hongrois, le tchèque − et représentent une aubaine pour l’élève. Il y a ensuite les langues où, en principe, l’accent tombe sur une syllabe donnée (l’avant-dernière en espagnol et en italien par exemple), mais où les exceptions sont tellement nombreuses qu’il vaut mieux le considérer comme aléatoire. Finalement, il y a les langues à accent ouvertement libre, anglais en tête. Libre mais impératif: c’est VICToria station ou vous ne trouverez personne pour vous dire où est la gare.

Ils ne pinaillent pas un peu, avec leur accent tonique?     

Vous revenez de Padoue, vous faites l’effort de raconter votre émerveillement en langue originale à votre ami italophone: «Aaaah paDOOOva, che bellezza!». Vous vous prenez un bide. S’ensuivent quelques pénibles explications, jusqu’à ce que l’ami s’écrie: «PAAAdova, bien sûr!» Vous ne pouvez vous empêcher de penser: tout de même, il pinaille, ne me dis pas qu’il n’avait pas compris…

Eh bien non, c’est difficile à concevoir, mais il n’avait pas compris. A son oreille, l’accent déplacé défigure le mot tout autant que si vous lui aviez parlé de Madoue au lieu de Padoue. De la même manière, le Londonien moyen ne reconnaît sincèrement pas sa gare si on lui demande où est VictORIA station. «Les gens qui sont habitués à entendre plusieurs accents ont plus de marge, bien sûr, commente Sandra Schwab. Mais pour beaucoup, l’accent tonique est une véritable barrière à la communication.» La chercheuse cite l’exemple de sa famille aux USA: «Le mari de ma cousine a beaucoup de peine à me comprendre quand je lui parle anglais. C’est notamment dû au fait que l’accentuation sur une syllabe donnée entraîne des conséquences phonétiques sur le mot tout entier. Par exemple, si je veux une BA-NA-NA, il ne va pas reconnaître le mot ba-nAA-na tel qu’il le prononce: dans sa bouche, par contraste avec la syllabe centrale, les « a » non accentués sonnent plutôt comme des «e» muets.»

Vous ne pouvez plus l’ignorer: lorsqu’une personne hispanophone ou anglophone corrige votre accent tonique, ce n’est pas pour vous embêter. C’est pour vous aider à ne pas voir tous vos efforts d’apprentissage s’écraser lamentablement contre une improbable antépénultième.  

Quelles perspectives pour Miaparle? La phase de test terminée, le site proposera dans les mois qui viennent les exercices ayant été sélectionnés comme les plus efficaces. Sandra Schwab admet aussi que la plateforme au stade actuel est assez austère: «Il faudrait, pour toucher un plus large public, développer l’aspect ludique…» Idéalement, on peut espérer que cette initiative universitaire donne des idées à des pros du gaming…

Etrange, tout de même, que sur un marché de l’apprentissage des langues florissant, l’offre en matière d’accents soit aussi pauvre: la musique d’une langue, c’est-ce pas ce qui nous attire vers elle en premier?


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