Ombres et lumières du système médical cubain

Publié le 29 avril 2020

Des médecins cubains arrivent en Afrique du Sud pour prêter main forte aux équipes médicales contre le coronavirus. – © Government of South Africa

Cuba, critiqué pour ses entorses aux libertés et à la démocratie, possède un système médical efficace, performant et égalitaire, venu notamment au secours de l'Italie fin mars. Explications de la chercheuse Chloé Maurel, publiée par The Conversation.

Chloé Maurel, Chercheuse associée à l’Institut d’histoire moderne et contemporaine (Ecole Normale Supérieure, CNRS, Université Paris 1), École normale supérieure – PSL


Le 22 mars 2020, 52 soignants cubains ont débarqué à l’aéroport de Milan pour venir en aide aux Italiens face à l’épidémie de coronavirus. Les médecins cubains sont aujourd’hui déployés dans 38 pays pour combattre le Covid-19. Mais comment cette petite île tropicale, pauvre et soumise depuis des décennies à un sévère blocus américain parvient-elle à se montrer si performante dans le domaine médical ?

Un système de santé égalitaire et gratuit

Tout commence en 1959, lors de l’arrivée au pouvoir de Fidel Castro, qui met fin à la dictature pro-américaine corrompue de Fulgencio Batista et instaure progressivement un régime communiste. La santé est érigée en priorité. Fidel Castro et son camarade Ernesto « Che » Guevara, qui est médecin de formation, nationalisent les entreprises pharmaceutiques et mettent en place un système de santé publique gratuit pour tous, comme le proclamera quelques années plus tard la Constitution cubaine de 1976. En vertu de ce principe, Cuba consacre chaque année plus de 11 % de son PIB à la santé, se plaçant parmi les premiers pays du monde selon cet indicateur. Du fait de cette politique volontariste, l’île bénéficie d’un très bon taux de médecins par rapport à sa population : 8,19 pour 1 000 habitants, soit le premier rang mondial, en augmentation de 695 % en 54 ans. En outre, la formation médicale est gratuite à Cuba, comme les soins médicaux.

Les médecins cubains sur tous les fronts dans le monde

Malgré le sévère embargo américain auquel l’île est soumise depuis l’arrivée au pouvoir de Fidel Castro, Cuba a déployé, dès les années 1960, une politique d’internationalisme médical dont profitent notamment les rebelles d’Angola et du Mozambique qui cherchent à mettre fin à la domination coloniale du Portugal salazariste. En 1975-1976, avec l’« opération Carlota » (du nom d’une esclave noire qui avait mené une insurrection à Cuba en 1843), plus de 30 000 conseillers cubains débarquent en Angola pour soutenir la lutte pour l’indépendance. L’aide cubaine est à la fois militaire et médicale.

En 1981, Castro lance le Plan Frente biologico (« Plan Front biologique ») qui aboutit à la création du Centre de génie génétique et de biotechnologie, consacré à la fabrication de médicaments bon marché destinés à Cuba mais aussi à près de 50 pays du monde.

Les médecins cubains sont sur tous les fronts, même les plus dangereux: en 1986, ils sont envoyés à Tchernobyl à la suite de l’accident nucléaire et, au mépris du danger radioactif, soignent plus de 26 000 personnes, notamment des enfants.

En 1999, Cuba crée sur son sol l’« École latino-américaine de médecine » (ELAM), qui forme chaque année des milliers d’étudiants en médecine issus de toute l’Amérique latine.

En 2003, les médecins cubains, qui ont élaboré un nouveau médicament, l’interféron alfa-2b, pour lutter contre la dengue, l’hépatite et certains cancers, le partagent avec la Chine à travers un transfert de technologie. L’entreprise cubano-chinoise ChangHeber est créée dans ce but. Ce médicament est aujourd’hui utilisé contre le Covid-19.

L’aide médicale cubaine est par ailleurs très active en direction des pays d’Amérique latine partageant les mêmes orientations idéologiques, comme le Vénézuela ou le Nicaragua. D’ailleurs, en 2011, le président vénézuélien Hugo Chavez, mort à 58 ans en 2013, s’est rendu à Cuba pour y faire soigner son cancer, selon le conseil de son allié Fidel Castro.

Les médecins cubains se sont également engagés en 2014 en Afrique pour combattre l’épidémie d’Ebola. En 2005 a été créée la « brigade Henry-Reeves » (du nom d’un général cubain de l’armée de libération nationale lors de la première guerre d’indépendance cubaine au XIXe siècle), contingent de médecins spécialisés dans la lutte contre les désastres sanitaires et les épidémies. Elle est notamment intervenue au Pakistan après le tremblement de terre d’octobre 2005 et en Haïti après le séisme de 2010.

En avril 2020, des médecins cubains se préparent à soigner des malades du coronavirus dans les îles voisines de Guadeloupe et Martinique. Pour le médecin martiniquais Michel Nédan, président de l’Association Martinique-Cuba (AMC), « Cuba a valeur d’exemple, avec quelque 150 hôpitaux, plus de 95 000 médecins actifs et plus de 85 000 infirmiers. Les Cubains ont développé des polycliniques. En fait, à Cuba, la santé est une culture au même titre que l’éducation et c’est gratuit pour tout le monde ».

Un système fortement critiqué par les démocraties libérales

La médecine cubaine, si elle est mondialement admirée, est cependant sous le feu des critiques, comme l’ensemble du système cubain. Ainsi, en 2019, une ONG espagnole, « Prisoners Defenders », a dénoncé les conditions de travail des médecins cubains lors de leurs missions à l’étranger et déposé une plainte à la Cour pénale internationale contre Cuba pour « esclavage ». Dans Le Point, la journaliste Claire Meynial estime que « la plupart des médecins gagnent à peine une cinquantaine de dollars par mois à Cuba, et beaucoup, plongés dans la misère, acceptent les missions par nécessité ».

Les critiques visant le système médical cubain pointent aussi l’idée que l’internationalisme médical de La Havane serait un moyen pour le régime d’étendre son influence idéologique dans le monde et de faire des profits financiers. Il est vrai que, « en 2018, l’exportation de services médicaux a rapporté quelque 6,3 milliards de dollars à Cuba, loin devant le tourisme ».

Plus largement, les démocraties libérales critiquent l’absence de libertés et de démocratie à Cuba. Depuis l’arrivée au pouvoir en 1959 de Fidel Castro, il n’y a pas eu d’alternance, le « Líder máximo » exerçant un pouvoir personnel et réprimant sévèrement les opposants jusqu’à sa mort en novembre 2016 (il était en réalité très affaibli depuis 2006). La relève a ensuite été assurée par son frère Raúl, qui lui non plus n’a jamais été désigné par le suffrage universel.

Une citoyenne cubaine regarde, le 14 août 2006, une vidéo diffusée par la télévision publique cubaine, montrant le leader cubain Fidel Castro se remettant d’une opération dans son lit d’hôpital à La Havane avec son homologue vénézuélien Hugo Chavez à son chevet. Adalberto Roque/AFP

Aussi fondées que puissent être ces critiques, il n’en demeure pas moins que le système médical cubain est efficace (l’espérance de vie à Cuba dépasse désormais celle des États-Unis), performant et égalitaire. Les systèmes de santé des démocraties libérales comme la France, le Royaume-Uni ou les États-Unis, en revanche, souffrent depuis des années de coupes budgétaires et d’une privatisation rampante qui nuisent à leurs capacités. Ainsi, par plusieurs aspects, le système cubain peut sans doute constituer une source d’inspiration pour les pays occidentaux.The Conversation


Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

S’abonner
Notification pour
0 Commentaires
Le plus ancien
Le plus récent Le plus populaire
Commentaires en ligne
Afficher tous les commentaires

À lire aussi

Culture

Stands de spritz et pasta instagrammable: l’Italie menacée de «foodification»

L’explosion du tourisme gourmand dans la Péninsule finira-t-elle par la transformer en un vaste «pastaland», dispensateur d’une «cucina» de pacotille? La question fait la une du «New York Times». Le débat le plus vif porte sur l’envahissement des trottoirs et des places par les terrasses de bistrots. Mais il n’y (...)

Anna Lietti
Santé

L’histoire des épidémies reste entourée de mystères et de fantasmes

Les virus n’ont pas attendu la modernité pour bouleverser les sociétés humaines. Dans un livre récent, les professeurs Didier Raoult et Michel Drancourt démontrent comment la paléomicrobiologie éclaire d’un jour nouveau l’histoire des grandes épidémies. De la peste à la grippe, du coronavirus à la lèpre, leurs recherches révèlent combien (...)

Martin Bernard
Politique

A confondre le verbe et l’action, on risque de se planter

De tout temps, dans la galerie des puissants, il y eut les taiseux obstinés et les bavards virevoltants. Donald Trump fait mieux. Il se veut le sorcier qui touille dans la marmite brûlante de ses colères et de ses désirs. Il en jaillit toutes sortes de bizarreries. L’occasion de s’interroger: (...)

Jacques Pilet
Philosophie

Notre dernière édition avant la fusion

Dès le vendredi 3 octobre, vous retrouverez les articles de «Bon pour la tête» sur un nouveau site que nous créons avec nos amis d’«Antithèse». Un nouveau site et de nouveaux contenus mais toujours la même foi dans le débat d’idées, l’indépendance d’esprit, la liberté de penser.

Bon pour la tête
PolitiqueAccès libre

PFAS: un risque invisible que la Suisse préfère ignorer

Malgré la présence avérée de substances chimiques éternelles dans les sols, l’eau, la nourriture et le sang de la population, Berne renonce à une étude nationale et reporte l’adoption de mesures contraignantes. Un choix politique qui privilégie l’économie à court terme au détriment de la santé publique.

Politique

Les fantasmes des chefs de guerre suisses

Il arrive que le verrou des non-dits finisse par sauter. Ainsi on apprend au détour d’une longue interview dans la NZZ que le F-35 a été choisi pas tant pour protéger notre ciel que pour aller bombarder des cibles à des centaines, des milliers de kilomètres de la Suisse. En (...)

Jacques Pilet
Politique

Démocratie en panne, colère en marche

En France, ce n’est pas tant le tourniquet des premiers ministres et la détestation de Macron qui inquiètent, c’est le fossé qui se creuse entre la société et le cirque politicien, avec son jeu d’ambitions qui paralyse le pays. Le tableau n’est guère plus réjouissant en Allemagne, en Grande-Bretagne, en (...)

Jacques Pilet
Politique

L’identité numérique, miracle ou mirage?

Le 28 septembre, les Suisses se prononceront à nouveau sur l’identité numérique (e-ID). Cette fois, le Conseil fédéral revient avec une version révisée, baptisée «swiyu», présentée comme une solution étatique garantissant la souveraineté des données. Mais ce projet, déjà bien avancé, suscite des inquiétudes quant à son coût, sa gestion, (...)

Anne Voeffray
EconomieAccès libre

Nos médicaments encore plus chers? La faute à Trump!

En Suisse, les médicaments sont 50 à 100 % plus coûteux que dans le reste de l’Europe. Pourtant, malgré des bénéfices records, les géants suisses de la pharmaceutique font pression sur le Conseil fédéral pour répercuter sur le marché suisse ce qu’ils risquent de perdre aux Etats-Unis en raison des (...)

Christof Leisinger
Politique

Le voyage chahuté d’Ursula

Il est fait grand bruit autour d’une fable alarmiste, d’un incident minuscule lors du vol de la présidente de la Commission européenne entre la Pologne et la Bulgarie: la perturbation du GPS attribuée à la Russie et facilement surmontée comme cela est possible sur tous les avions. Quasiment rien en (...)

Jacques Pilet
Politique

Le trio des va-t-en-guerre aux poches trouées

L’Allemand Merz, le Français Macron et le Britannique Starmer ont trois points communs. Chez eux, ils font face à une situation politique, économique et sociale dramatique. Ils donnent le ton chez les partisans d’affaiblir la Russie par tous les moyens au nom de la défense de l’Ukraine et marginalisent les (...)

Jacques Pilet
PolitiqueAccès libre

Microsoft s’enrichit sur le dos des Palestiniens

Selon des révélations étayées par des sources issues de la multinationale américaine et des services secrets israéliens, un cloud spécial a été mis en place pour intercepter les communications de millions de Palestiniens. Des données qu’Israël utilise pour mener sa guerre de représailles ethniques dans la bande de Gaza et (...)

Bon pour la tête
Politique

La géopolitique en mode messianique

Fascinés par le grand jeu mené à Anchorage et Washington, nous avons quelque peu détourné nos regards du Moyen-Orient. Où les tragédies n’en finissent pas, à Gaza et dans le voisinage d’Israël. Où, malgré divers pourparlers, aucun sursis, aucun accord de paix ne sont en vue. Où un nouvel assaut (...)

Jacques Pilet
Santé

Ma caisse-maladie veut-elle la peau de mon pharmacien?

«Recevez vos médicaments sur ordonnance par la poste», me propose-t-on. Et mon pharmacien, que va-t-il devenir? S’il disparaît, les services qu’ils proposent disparaîtront avec lui. Mon seul avantage dans tout ça? Une carte cadeau Migros de trente francs et la possibilité de collecter des points cumulus.

Patrick Morier-Genoud
PolitiqueAccès libre

Pourquoi les Etats-Unis n’ont-ils pas encore interdit TikTok?

L’an passé, le congrès américain a décidé que le réseau social devait être interdit s’il restait en mains chinoises, ceci afin d’éviter que les données des étatsuniens soient récupérées par Pekin. Il s’agissait prétendument d’une question de «sécurité nationale». Mais le président Trump a pour la troisième fois reporté l’interdiction, (...)

Urs P. Gasche
Politique

Les Européens devant l’immense défi ukrainien

On peut rêver. Imaginons que Trump et Poutine tombent d’accord sur un cessez-le-feu, sur les grandes lignes d’un accord finalement approuvé par Zelensky. Que feraient alors les Européens, si fâchés de ne pas avoir été invités en Alaska? Que cette hypothèse se confirme ou pas, plusieurs défis controversés les attendent. (...)

Jacques Pilet