Comme au temps du rideau de fer

Publié le 27 avril 2020
Ils sont Européens et ont connu dans leur pays le confinement, les restrictions, les manœuvres politiques et les nouvelles règles sanitaires. Ils racontent.

Jan Gebert, réalisateur de cinéma, Prague, traduit de l’anglais par Marta Czarska.


Après un mois de confinement à Prague, j’ai décidé de faire une pause. Marre de porter le masque obligatoire, marre de garder la distance obligatoire de deux mètres, marre des patrouilles de police qui surveillent nuit et jour les mauvais comportements, marre des yeux vigilants de mes concitoyens dans les transports publics qui vous fusillent si vous transgressez la ligne.

Le voyage était familier, je l’ai fait peut-être des centaines de fois, vers la maison familiale au sud de la Bohème, une région florissante à 150 kilomètres de la capitale. J’ai marché les dix derniers kilomètres – sur un étroit chemin à travers la forêt et à travers des champs où le «bonjour» est naturel lorsque l’on croise quelqu’un. Cette fois, j’étais invisible. J’ai croisé le chemin d’une femme qui se détourna ostensiblement comme s’il se passait quelque chose d’intéressant dans le champ vide pour éviter tout contact visuel. J’ai croisé un jeune homme près de sa voiture qui préféra regarder des oiseaux ou des nuages quand la distance entre nous s’était réduite. J’ai croisé des cyclistes les yeux fixés sur l’horizon, une femme qui rentra dans sa maison lorsque moi, un étranger, j’approchais.


Lire aussi: Le 14 mars, j’ai quitté la Pologne, lettre aux Européens par Ewa Gwiazdecka


Oui, le voyage était en partie réussi, je n’ai pas eu à porter de masque dehors pendant un jour. Mais l’angoisse n’est pas passée. Les tchèques hors de la capitale étaient devenus des êtres différents en moins d’un mois. On dirait que toute la confiance des trente dernières années de l’Europe orientale ouverte et démocratique était trop fragile pour résister à la crise du coronavirus. Nous avons réagi en nous retranchant dans les vieilles habitudes du vieux modèle bien rodé. Vers une société de méfiance collective, de suspicion, de peur de l’ennemi invisible, une société qui demande protection et contrôle. Un modèle étonnamment semblable à celui de la Tchécoslovaquie communiste des années 1980. Où la sécurité prime toujours et gagne toujours contre la liberté.

Le gouvernement tchèque, conduit par l’homme d’affaires, propriétaire de l’influente société de médias Mafra et nettement populiste Andrej Babis, a rapidement adopté une des mesures probablement les plus strictes de l’UE en imposant à tous les citoyens de porter un masque dans l’espace public, sous peine d’une forte amende de 400 euros (plus d’un tiers du salaire moyen tchèque). Jusqu’à récemment, vous deviez même porter un masque si vous étiez tout seul en voiture. Mais, plus important, le gouvernement a complètement fermé les frontières, comme au temps du rideau de fer: personne n’entre, personne ne sort (avec quelques exceptions pour les pompiers, policiers, etc.). 

L’opposition et la plupart des médias ont soit gardé le silence, soit approuvé ces mesures en réduisant le débat au domaine de la santé publique. Même les gens ordinaires font partie du jeu: les Tchèques sont fiers d’avoir été capables de remédier à la pénurie de la distribution officielle des masques en lançant une incroyable production faite maison. Et, sans surprise, les absurdement strictes mesures ont porté leurs fruits. Nous avons le plus bas chiffre de personnes infectées, nous avons le plus bas taux de mortalité dû au Covid-19 d’Europe. Est-ce vraiment une victoire

Nous avons produit une situation bien plus dangereuse que la pandémie elle-même. Pendant que nous cousions des millions de masques en pleine hystérie collective, nous avons indéfiniment perdu notre liberté. Et favorisé le pouvoir du gouvernement tombé amoureux de la crise. Le premier ministre Babis a gagné les élections de 2013 en promettant de gérer le pays aussi efficacement qu’une entreprise. Il admire ouvertement la manière dont le premier ministre hongrois Viktor Orban a traité l’opposition. Pendant la crise, Babis a profité de la situation et augmenté son pouvoir juste comme son idole. Désormais, Babis, Orban et Kaczynski sont en bien meilleure posture qu’auparavant car il peuvent compter sur la synergie entre les aspirations autoritaires du gouvernement et la demande de protection du peuple. Une combinaison idéale.

La pandémie a révélé la division depuis longtemps latente entre l’Est et l’Ouest. La crise migratoire avait déjà montré que l’Est est plus ouvert à la rhétorique de la peur et qu’il apprécie la sécurité avant tout. L’image d’une UE faible et irresponsable qui est incapable de gérer une crise sérieuse a contribué à légitimer les politiques des gouvernements populistes dans les deux cas. L’Ouest a laissé entrer le virus des réfugiés, il laisse aussi entrer le coronavirus. L’Est a de nouveau choisi la stratégie d’une isolation totale.

Les contrôles aux frontières sont une perspective concrète dans cette configuration. Les chiffres des personnes contaminées à cause d’une approche plus libérale et de la stratégie de «l’immunité de groupe» seront probablement toujours plus élevés à l’Ouest. Alors il y aura toujours une raison pour des contrôles à l’Est. Alors que l’Ouest remet une part de la responsabilité à ses citoyens en les traitant comme des adultes raisonnés, l’Est choisit la force et le contrôle total en traitant ses citoyens comme une foule stupide. L’inévitable crise économique va encore accentuer la demande d’une «main forte» et la synergie risque de se poursuivre.

Alors que l’Ouest lutte au moins pour essayer de suivre sa voie libérale, les esprits libéraux d’Europe de l’Est n’ont même pas été assez forts pour gagner la plupart des grandes élections. Et la pandémie a rendu les libéraux confus et silencieux des deux côtés, stupéfaits par le scénario. Manifestement, les européens ont appris d’importantes leçons de notre histoire et nous sommes capables de reconnaitre les dangers sous leurs formes anciennes. Nous avons appris pourquoi le communisme est mauvais, pourquoi le terrorisme est horrible, pourquoi le fascisme est erroné. Cette attaque contre notre liberté nous a pris au dépourvu. Selon le récent sondage de Stem (une compagnie d’études sociologiques tchèque), deux tiers des tchèques préfèrent que les frontières restent fermées au moins jusqu’à la fin de l’année et la même proportion demande qu’une forme de contrôle aux frontières demeure permanente. Oui, il nous manque peut-être des cellules pour tuer le coronavirus. Il nous manque aussi des cellules pour voir le mal dans les politiques qui nous en protègent.

S’abonner
Notification pour
0 Commentaires
Le plus ancien
Le plus récent Le plus populaire
Commentaires en ligne
Afficher tous les commentaires

À lire aussi

Politique

Le déclassement géopolitique de la Suisse est-il irréversible?

Même s’il reste très aléatoire de faire des prévisions, il est légitime de se demander aujourd’hui ce que nos descendants, historiens et citoyens, penseront de nous dans 50 ans. A quoi ressemblera la Suisse dans un demi-siècle? A quoi ressembleront l’Europe, si elle n’a pas été «thermonucléarisée» entre-temps, et le (...)

Georges Martin

Censure et propagande occidentales: apprendre à les débusquer

Les affaires encore fraîches des drones russes abattus en Pologne et du bombardement israélien au Qatar offrent de belles illustrations du fonctionnement de la machine de guerre informationnelle dans nos pays démocratiques. Il existe en effet une matrice de la propagande, avec des scénarios bien rôdés, qu’on peut voir à (...)

Guy Mettan

USA out, Europe down, Sud global in

Le sommet de l’Organisation de coopération de Shanghai et les célébrations qui se sont tenus en Chine cette semaine témoignent d’un nouveau monde. L’Europe n’en fait pas partie. A force de pusillanimité, d’incompétence géopolitique et à trop jouer la carte américaine, elle a fini par tout perdre. Pourtant, elle persévère (...)

Guy Mettan
Accès libre

L’individualisme, fondement démocratique, selon Tocqueville

Notre démocratie est en crise, comment la réinventer? Que nous enseignent ceux qui, au cours des âges, furent ses concepteurs? Pour le penseur français Alexis de Tocqueville (1805-1859), l’individualisme et l’égalisation des conditions de vie sont deux piliers essentiels de la démocratie.

Bon pour la tête

Ukraine: le silence des armes n’est plus impossible

Bien qu’elles soient niées un peu partout en Occident, des avancées considérables vers une résolution du conflit russo-ukrainien ont eu lieu en Alaska et à Washington ces derniers jours. Le sort de la paix dépend désormais de la capacité de l’Ukraine et des Européens à abandonner leurs illusions jusqu’au-boutistes. Mais (...)

Guy Mettan

Rencontre inédite avec le vice-président de la Douma russe

Non, il n’a pas de cornes ni de queue fourchue, ni même de couteau entre les dents. Il ne mange pas non plus d’enfants ukrainiens au petit-déjeuner. Piotr Tolstoy semble être un homme normal. Quoique. A la réflexion, l’arrière-arrière-petit-fils de l’écrivain Léon Tolstoï possède un sens de l’ironie et un (...)

Guy Mettan

Les empires sont mortels. Celui de Trump aussi

Dans mon précédent papier, j’ai tenté de montrer comment la république impériale américaine (selon le titre d’un livre de Raymond Aron publié en 1973 déjà!) était en train de se transformer en empire autoritaire et velléitaire sous la férule Sa Majesté Trump 1er. Bonne nouvelle: les empires sont mortels et (...)

Guy Mettan

Deux écrivains algériens qui ne nous parlent que de l’humain

Kamel Daoud, avec «Houris» (Prix Goncourt 2024) et Xavier Le Clerc (alias Hamid Aït-Taleb), dans «Le Pain des Français», participent à la même œuvre de salubre mémoire en sondant le douloureux passé, proche ou plus lointain, de leur pays d’origine. A l’écart des idéologies exacerbées, tous deux se réfèrent, en (...)

Jean-Louis Kuffer
Accès libre

Le mondialisme à hue et à dia

Ce mot, mondialisme, désigne une idéologie. Celle d’en finir avec le pouvoir des nations, d’en transférer les compétences à des organisations internationales, d’ouvrir les frontières. Cette doctrine a enflammé les débats ces dernières années à travers ses pourfendeurs, les souverainistes de gauche et de droite. Et voilà que Trump débarque (...)

Jacques Pilet

L’Europe et son ennemi intérieur

L’Europe n’est pas plus la fidèle gardienne de la liberté d’expression que le sont les Etats-Unis de Trump. Preuve en est la manière, partiale, biaisée et hypocrite, dont nos politiques et nos médias rendent compte des crises et des conflits qui ensanglantent le monde.

Guy Mettan

«Ah les cons! S’ils savaient…»

La nouvelle administration américaine tente d’éviter un désastre en négociant la paix en Ukraine avec Poutine. Plus les hostilités durent et plus l’Ukraine et la position de l’Occident s’affaiblissent, mais certains ont célébré les trois ans de guerre de haute intensité en Ukraine en réclamant la poursuite des hostilités à (...)

Guy Mettan

Feu vert… à la corruption

Dans l’avalanche de décisions de Trump, il y en a une, toute récente, qui a peu retenu l’attention et qui pourtant sera lourde de conséquences pour les Européens, Suisses compris. Il demande la suspension de la loi qui interdit de décrocher des marchés en graissant la patte des fonctionnaires étrangers.

Jacques Pilet
Accès libre

Le fétichisme de la frontière

Dans la tornade folle des provocations de Trump, il y en a une que le monde entier prend très au sérieux: la guerre commerciale tous azimuts, à géométrie variable. Ce qui plaît aux détracteurs du «mondialisme» et aux souverainistes à tout crin. Tout résoudre en dressant les frontières, en hissant (...)

Jacques Pilet
Accès libre

Brevets en oncologie: l’Europe à la traîne

Beaucoup d’idées, peu de percées: si les entreprises européennes jouent un rôle clé dans la recherche sur le cancer, une étude de l’Office européen des brevets révèle que le vieux continent risque toutefois de perdre la main, dépassé par les Etats-Unis et la Chine.

Bon pour la tête

Le trésor volé de la Roumanie

Le vol, dans la nuit du 25 janvier, de plusieurs pièces archéologiques roumaines prêtées à un petit musée hollandais, met la Roumanie en émoi. Dans un pays agité par la campagne présidentielle qui s’amorce – les dernières élections ayant été annulées avec l’appui de l’UE – l’affaire prend désormais un (...)

Jacques Pilet
Accès libre

Les Etats-Unis offrent aux milliardaires leurs discrets paradis fiscaux

Via des révélations du réseau international de journaliste «Organized Crime and Corruption Reporting Project» (OCCRP), les USA ont fait vivre l’enfer à des sociétés boîtes aux lettres anonymes, tant en Suisse, qu’à Chypre, au Luxembourg ou encore au Panama. Pour quel profit? Le leur, bien sûr!

Bon pour la tête