République Tchèque: le pays où la gauche n’existe pas

Publié le 21 janvier 2020
Trente ans après la Révolution de Velours et la chute du régime communiste en Tchécoslovaquie, les idées progressistes semblent avoir déserté le débat public tchèque. Les manifestations contre le Premier ministre Andrej Babiš au cours de l’année 2019 sonnent-elles le retour de la gauche? Le média d’information croate Lupiga explique comment l’héritage communiste met un frein culturel, voire superstitieux, à toute intervention de l’Etat dans l’économie.

Ils étaient 250 000 le 16 novembre dernier devant le Château de Prague pour demander la démission du Premier Ministre. Andrej Babiš, 65 ans, en poste depuis 2017 sous l’étendard de la droitière et populiste ANO (Action des citoyens mécontents), est le deuxième homme le plus riche de son pays. Il a fait fortune dans l’agroalimentaire en fondant la holding Agrofert, qui s’est depuis rendue propriétaire de plusieurs médias influents. Premier conflit d’intérêts. Le deuxième concerne l’affaire du «Nid de cigognes», devenue un vrai feuilleton en République Tchèque. Grâce à un montage financier dissimulé derrière la construction d’un complexe touristique privé (le Nid de Cigognes, donc), Babiš, alors simple homme d’affaires, aurait détourné 2 millions d’euros de fonds européens. Toute la famille Babiš devrait être mise en examen, mais la procédure tarde et rebondit sans cesse. 

Un million de … «malades mentaux»

Au lendemain des démonstrations de force de l’opposition, le Président Milos Zeman a affirmé son soutien au Premier ministre. Les manifestants sont, à ses yeux, des «malades mentaux», des «factieux», des «fascistes verts» ou «d’ignobles féministes», qui cherchent à bafouer le résultat d’une élection démocratique. Babiš s’est contenté de «respecter le droit de manifester» mais ne s’est pas adressé officiellement à la population. 

A l’origine, on trouve deux étudiants, Mikuláš Minář et Benjamin Roll, 26 et 24 ans, créateurs de l’association «Un million de moments pour la démocratie». Ils ont attiré l’attention des jeunes citoyens sur la politique et provoqué le plus grand mouvement de contestation populaire depuis la Révolution de Velours. Leur but est d’empêcher de nouvelles restrictions des libertés publiques. Minář et Roll souscrivent au mot du premier président tchécoslovaque Tomáš Garrigue Masaryk (1850-1937), «nous avons la démocratie mais nous manquons de démocrates». Après le succès des mobilisations de 2019, ils souhaitent accentuer la pression sur le gouvernement, avec en ligne de mire les élections législatives de 2021. 

La petite Chine

Au premier abord, la contestation tchèque a de quoi surprendre. Membre de l’UE depuis 2004, le pays de 9 millions d’habitants est considéré comme le champion des ex-républiques socialistes. Le taux de chômage (2,9% en décembre 2019, en très légère hausse) est le plus faible de l’Union. La consommation des ménages est en hausse et la stabilité monétaire de la Tchéquie en fait une candidate potentielle pour le passage à l’euro. 

Le revers de la médaille est moins encourageant. Malgré une revalorisation du salaire minimum prévue en 2020, celui-ci demeure l’un des plus faibles d’Europe: près de 13 000 couronnes, soit 518 euros. Le coût de la vie augmente. Un dixième de la population vit en-dessous du seuil de pauvreté. Avec 38% des actifs dans le secteur de l’industrie, la proportion la plus élevée d’Europe, la République Tchèque est considérée comme une «petite Chine». Une «Chine» qui n’aurait pas pris le tournant de la recherche et du développement, et dont les perspectives de croissance à moyen et long termes sont donc limitées. Le risque de voir les plus fragiles, les oubliés, se tourner vers le vote populiste est réel et déjà effectif. 

Pirates et staliniens

La journaliste de Lupiga Sofia Kordic a consulté plusieurs spécialistes de la politique tchèque. L’historien et dissident Petr Pithart, ancien Premier ministre et ancien Président du Sénat, fait remonter le malaise aux années 1990. Juste après la chute de la république socialiste, les privatisations se sont succédées à un rythme effréné et sans cadre juridique. Résultat, la corruption a atteint des sommets. Et un dogme, jusque là indépassable est né: tout règlement étatique touchant l’économie est «l’oeuvre du diable», l’empreinte du communisme. Le marché s’auto-régulera, il suffit de s’armer de patience. 

De la patience, c’est précisément ce que n’ont plus les jeunes. Pour les citoyens de la génération post-1989, ce dogme libéral n’a aucun sens. 

Et l’incompréhension est totale. D’un côté, l’élite vieillissante est paniquée devant les problèmes soulevées par la société civile. «Pourquoi se préoccuper de 2050, simplement parce que la question climatique est à la mode aujourd’hui?» s’interrogeait Andrej Babiš en marge du sommet de l’UE sur la neutralité carbone. Jaroslav Hanák, président de la Confédération nationale de l’industrie, ajoute que les adolescents qui participent aux manifestations mériteraient «une bonne gifle». 

D’un autre côté, les jeunes militants et responsables politiques se voient qualifier de «staliniens» s’ils s’avisent de réclamer plus de justice sociale ou d’avancer que le capitalisme n’est pas un modèle de société. 

«Gauche = communisme = Goulag» est une équation solidement ancrée dans la culture politique des Tchèques. De fait, la gauche, aujourd’hui, est quasi-inexistante. Le ČSSD (social-démocrate) s’est effondré: 7% des voix en 2017. Le Parti communiste, qui occupe 15 sièges sur 200 au Parlement, ne s’est pas réformé depuis 1989 et porte désormais un discours nationaliste difficile à discerner de l’extrême-droite. D’où la recherche d’une troisième voie, débarrassée des casseroles du passé. C’est le pari du ČSP, le Parti Pirate, arrivé troisième aux dernières élections. Fondé en 2009, il se présente comme démocrate, libéral (par opposition à «conservateur») et considère la polarisation droite-gauche comme obsolète. Lutte contre la corruption, démocratie participative, ligne pro-européenne, taxation bancaire, mesures contre l’évasion fiscale et le lobbying, sont au programme du Parti, qui a remporté en 2018 la mairie de Prague. 

Le quotidien Hospodářské noviny notait ces jours-ci combien les sondages d’opinion témoignent du clivage générationnel. 45% des plus de 65 ans soutiennent l’ANO de Babiš, la majorité des moins de 35 ans ont donné ou envisagent de donner leur voix au Parti Pirate. 

Pour le politologue Tomas Lebeda, de l’université d’Olomouc, les manifestations écornent l’image de Babiš (jusque là plutôt positive, de bon gestionnaire) mais ne le pousseront pas à la démission. En revanche, elles envoient un message à l’ensemble de la classe politique: après l’euphorie des années 1990 et une bonne gueule de bois, le temps est venu de tourner la page. Prochain rendez-vous dans les urnes en 2021.


L’article original ici.


A lire aussi:

Quelle gauche? – Daniel Graf/Marta Czarska

La Pologne, la Hongrie, la Tchéquie accueillent en masse des migrants dûment triés – Jacques Pilet

Dans la rue contre Babiš et pour une justice indépendanteLe Courrier d’Europe Centrale/André Kapsas

S’abonner
Notification pour
0 Commentaires
Le plus ancien
Le plus récent Le plus populaire
Commentaires en ligne
Afficher tous les commentaires

À lire aussi

Santé

Le parlement suisse refuse de faire baisser les coûts de la santé

Chaque année, à l’annonce de l’augmentation des primes d’assurance maladie, on nous sert comme argument l’inévitable explosion des coûts de la santé. Or ce n’est pas la santé qui coûte cher, mais la maladie! Pourtant, depuis des années, une large majorité de parlementaires rejette systématiquement toute initiative en lien avec (...)

Corinne Bloch
Politique

Le déclassement géopolitique de la Suisse est-il irréversible?

Même s’il reste très aléatoire de faire des prévisions, il est légitime de se demander aujourd’hui ce que nos descendants, historiens et citoyens, penseront de nous dans 50 ans. A quoi ressemblera la Suisse dans un demi-siècle? A quoi ressembleront l’Europe, si elle n’a pas été «thermonucléarisée» entre-temps, et le (...)

Georges Martin

Une société de privilèges n’est pas une société démocratique

Si nous bénéficions toutes et tous de privilèges, ceux-ci sont souvent masqués, voir niés. Dans son livre «Privilèges – Ce qu’il nous reste à abolir», la philosophe française Alice de Rochechouart démontre les mécanismes qui font que nos institutions ne sont pas neutres et que nos sociétés sont inégalitaires. Elle (...)

Patrick Morier-Genoud

Censure et propagande occidentales: apprendre à les débusquer

Les affaires encore fraîches des drones russes abattus en Pologne et du bombardement israélien au Qatar offrent de belles illustrations du fonctionnement de la machine de guerre informationnelle dans nos pays démocratiques. Il existe en effet une matrice de la propagande, avec des scénarios bien rôdés, qu’on peut voir à (...)

Guy Mettan

Sorj Chalandon compatit avec les sinistrés du cœur

Après «L’enragé» et son mémorable aperçu de l’enfance vilipendée et punie, l’écrivain, ex grand reporter de Libé et forte plume du «Canard enchaîné», déploie une nouvelle chronique, à résonances personnelles, dont le protagoniste, après la rude école de la rue, partage les luttes des militants de la gauche extrême. Scénar (...)

Jean-Louis Kuffer

Démocratie en panne, colère en marche

En France, ce n’est pas tant le tourniquet des premiers ministres et la détestation de Macron qui inquiètent, c’est le fossé qui se creuse entre la société et le cirque politicien, avec son jeu d’ambitions qui paralyse le pays. Le tableau n’est guère plus réjouissant en Allemagne, en Grande-Bretagne, en (...)

Jacques Pilet

USA out, Europe down, Sud global in

Le sommet de l’Organisation de coopération de Shanghai et les célébrations qui se sont tenus en Chine cette semaine témoignent d’un nouveau monde. L’Europe n’en fait pas partie. A force de pusillanimité, d’incompétence géopolitique et à trop jouer la carte américaine, elle a fini par tout perdre. Pourtant, elle persévère (...)

Guy Mettan
Accès libre

L’individualisme, fondement démocratique, selon Tocqueville

Notre démocratie est en crise, comment la réinventer? Que nous enseignent ceux qui, au cours des âges, furent ses concepteurs? Pour le penseur français Alexis de Tocqueville (1805-1859), l’individualisme et l’égalisation des conditions de vie sont deux piliers essentiels de la démocratie.

Bon pour la tête
Accès libre

La politique étrangère hongroise à la croisée des chemins

Pour la première fois en 15 ans, Viktor Orban est confronté à la possibilité de perdre le pouvoir, le parti d’opposition de Peter Magyar étant en tête dans les sondages. Le résultat pourrait remodeler la politique étrangère de la Hongrie, avec des implications directes pour l’Union européenne.

Bon pour la tête

Ukraine: le silence des armes n’est plus impossible

Bien qu’elles soient niées un peu partout en Occident, des avancées considérables vers une résolution du conflit russo-ukrainien ont eu lieu en Alaska et à Washington ces derniers jours. Le sort de la paix dépend désormais de la capacité de l’Ukraine et des Européens à abandonner leurs illusions jusqu’au-boutistes. Mais (...)

Guy Mettan
Accès libre

Les fonds cachés de l’extrémisme religieux et politique dans les Balkans

L’extrémisme violent dans les Balkans, qui menace la stabilité régionale et au-delà, n’est pas qu’idéologique. Il sert à générer des profits et est alimenté par des réseaux financiers complexes qui opèrent sous le couvert d’associations de football, d’organisations humanitaires et de sociétés actives dans la construction, l’hôtellerie ou le sport. (...)

Bon pour la tête

Rencontre inédite avec le vice-président de la Douma russe

Non, il n’a pas de cornes ni de queue fourchue, ni même de couteau entre les dents. Il ne mange pas non plus d’enfants ukrainiens au petit-déjeuner. Piotr Tolstoy semble être un homme normal. Quoique. A la réflexion, l’arrière-arrière-petit-fils de l’écrivain Léon Tolstoï possède un sens de l’ironie et un (...)

Guy Mettan

Les empires sont mortels. Celui de Trump aussi

Dans mon précédent papier, j’ai tenté de montrer comment la république impériale américaine (selon le titre d’un livre de Raymond Aron publié en 1973 déjà!) était en train de se transformer en empire autoritaire et velléitaire sous la férule Sa Majesté Trump 1er. Bonne nouvelle: les empires sont mortels et (...)

Guy Mettan
Politique

France-Allemagne: couple en crise

De beaux discours sur leur amitié fondatrice, il y en eut tant et tant. Le rituel se poursuit. Mais en réalité la relation grince depuis des années. Et aujourd’hui, l’ego claironnant des deux dirigeants n’aide pas. En dépit de leurs discours, Friedrich Merz et Emmanuel Macron ne renforcent pas l’Europe.

Jacques Pilet

Affaire Vara: telle est prise qui… Tel est pris aussi

Les vacances à Oman de la conseillère d’Etat neuchâteloise Céline Vara lui valent un tombereau de reproches. Il s’agit pourtant d’un problème purement moral qui pourrait très bien revenir en boomerang vers celles et ceux qui l’agitent. Ce billet d’humeur aurait aussi pu être titré «fétichisation des convictions politiques».

Patrick Morier-Genoud

Retour à l’îlot de cherté au détriment des consommateurs suisses

Lors de la session parlementaire de juin, nous assisterons à une attaque hypocrite et malheureuse contre le droit de la concurrence. Car si les «libéraux du dimanche» ̶ comme on les appelle désormais ̶ prônent la libre concurrence le dimanche, ils font en réalité pression contre elle le reste de (...)

Bon pour la tête