Tarantino, l’autre interprétation

Publié le 30 août 2019

Brad Pitt, Leonardo DiCaprio et Margot Robbie. – © DR

La solitude interprétatoire, vous connaissez? C’est quand vous êtes l’unique personne au monde à avoir compris ce que vous avez compris d’une œuvre. Après avoir éclusé l’océan de commentaires suscités par la séquence finale du dernier film de Tarantino, «Once Upon A Time in… Hollywood», je peux le dire: je vis cette éprouvante expérience. Attention, divulgâchis! Si vous n’avez pas encore vu le film et projetez de le voir, ne faites pas un pas de plus dans votre lecture.

Ainsi donc, le dernier film de Quentin Tarantino est un hommage aux jours heureux du Hollywood de Steve Mc Queen et un requiem à l’innocence d’une époque via la figure du gourou Charles Manson, «l’homme qui a tué les sixties». Comme chacun sait, en août 1969, ce faux hippie et vrai psychopahe a fait assassiner, chez elle à Cielo Drive, Sharon Tate, la femme de Roman Polanski, alors enceinte de huit mois, et trois de ses amis. Donc, lorsqu’on voit la date du 8 août 1969 s’afficher à l’écran, puis une bande de défoncés de la Manson Family faire crisser leurs pneus dans le virage de Cielo Drive, on sait à quoi s’attendre.

Et c’est là que Tarantino nous réserve une surprise. Les funestes Pieds Nicklés décident d’aller faire boucherie non chez Sharon Tate mais chez son voisin; le protagoniste du film, Rick Dalton/Leonardo Di Caprio, qui vient de les insulter copieusement en les chassant de son chemin privé. Manque de pot, en s’introduisant chez lui, ils tombent sur l’autre personnage principal du film: la doublure du premier, Cliff Booth/Brad Pitt, un dur de dur plus fort que Bruce Lee «himself». Cliff sort vainqueur du très tarentinien affrontement – jets de sang et barbecues humains au menu – juste assez blessé pour quitter les lieux en ambulance. Rick se retrouve seul à Cielo Drive et, dans les vapeurs déclinantes de sa monumentale cuite, voit un rêve se réaliser: Sharon Tate prend des nouvelles de son nouveau voisin («Ça va? C’était quoi tout ce raffut?») et l’invite à boire une verre. Le cow-boy ringardisé entre chez Polanski, star montante de Hollywood. Happy end. Du film, donc.

Alors, qu’avez-vous compris?

Du critique patenté au blogueur solitaire, tout le monde m’explique que Tarantino a réécrit l’histoire. Qu’il nous offre un conte de fées (d’un goût douteux pour certains) où Sharon Tate ne meurt pas et où les méchants sont punis de sanglante et jouissive manière.

Ce n’est pas du tout ainsi que j’ai compris la chose. Ce que je vois dans cette séquence conclusive, c’est seulement l’apéritif inversé et faussement rassurant de la violence à venir: la suite éludée de l’histoire voit Charles Manson envoyer d’autres tueurs à la bonne adresse, la nuit même ou le lendemain. Le cinéaste nous épargne le spectacle de Sharon Tate éventrée uniquement pour le plaisir d’un petit shoot de soulagement illusoire, dans un dialogue mélancolique entre réalité et fiction.

Il est probable que l’interprétation dominante soit aussi celle du cinéaste – sinon, il l’aurait fait savoir. Mais le spectateur est libre devant l’œuvre; je préfère de loin la mienne, qui ajoute, me semble-t-il, de la subtilité au film. Ça se discute, bien sûr.

Hélas, avec qui discuter? Après de longues recherches et moult discussions, je dois faire face à cet étrange et angoissant constat: cette manière de comprendre les choses m’a certes sauté aux yeux et me paraît évidente, mais je suis seule au monde à l’avoir imaginée…

En tous cas à ma connaissance. Si des partisans de l’autre interprétation se font connaître, nous pourrions fonder un club de discussion à la croisée de la psychanalyse, de la critique cinématographique et de la philosophie: nous chercherions à comprendre comment naissent les lectures d’une œuvre dans l’esprit du spectateur. Et aussi comment faire face à l’étrange épreuve de la solitude interprétatoire.


La bande-annonce du film:

Once upon a time in… Hollywood, de Quentin Tarantino, 2h40.

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