La ville dont le prince est un flic

Publié le 21 août 2019

Le star-system nous informe bientôt que l’histoire centrale va être celle impliquant Léa Seydoux et Sara Forestier. – © DR

Arnaud Desplechin est de retour avec «Roubaix, une lumière», passé comme de bien entendu par la compétition cannoise. De là à annoncer un «nouveau maître du polar», comme «Télérama», il y a un pas qu'on ne franchira pas tant ce film s'avère inégal et pour finir décevant

Embarras critique. Faut-il vraiment dire son dépit devant le nouveau film d’un cinéaste qu’on a beaucoup aimé? S’agissant d’une des premières sorties importantes de cette rentrée, arrive aussi l’envie d’en découdre avec cette moisson cannoise qu’on nous annonçait mirobolante et qui ne cesse de décevoir – à l’exception du Parasite de Bong Joon-ho, Palme d’Or pour l’instant parfaitement justifiée. A croire que toute la presse présente sur la Croisette en mai a été victime d’une hallucination collective! Les grands noms ne suffisent en effet pas à faire les grands films, la plupart ayant pour l’instant surtout accentué des travers déjà existants: «coolitude» pantouflarde pour Jarmusch, glaciation formelle pour Almodovar, enfermement dans un système pour les Dardenne, sans parler de la surcote dont jouit depuis ses débuts Justine Triet et de l’autosatisfaction plébiscitée à la Tarantino (le seul en légère remontée). Et maintenant Arnaud Desplechin…

Jamais palmé mais presque toujours sélectionné, le débutant enthousiasmant de La Sentinelle (1992) a depuis tracé un beau parcours (Comment je me suis disputé…, Rois et reine, Un conte de Noël) avant de plafonner avec Jimmy P., trop sage essai américain. Depuis, la pente s’est inversée, Trois souvenirs de ma jeunesse et Les Fantômes d’Ismaël révélant surtout un certain désarroi d’auteur vieillissant. A 58 ans, le retour sur ses terres d’origine, à travers un film policier, aurait pu être l’occasion d’un nouveau départ en forme de mise au point. Occasion manquée: trop «auteur» pour se laisser aller à un pur film «de genre», Desplechin n’accouche que d’un hybride bancal, d’abord prometteur mais ensuite de plus en plus problématique.

Stars contre-productives

De retour à Roubaix en pleine période de fêtes avec une nouvelle recrue, un séminariste manqué qui découvre le quotidien d’un commissariat, le cinéaste semble d’abord vouloir proposer un contre-champs de sa grande réunion de famille d’Un conte de Noël. Débarque au poste la bonne bouille de Philippe Dusquesne, dans le rôle d’un plaignant douteux, et des souvenirs de cet excellent second rôle en postier dans Bienvenue chez les Ch’tis ou tout récemment en flic dans… Au poste! de Quentin Dupieux, viennent créer une première incertitude. Comédie ou drame? A voir ensuite les affaires s’empiler et occuper alternativement la petite équipe du commissaire Daoud, incarné par Roschdy Zem, plus de doute: nous voilà partis pour un tour d’horizon des misères du Nord français. Désindustrialisation, immigration, pauvreté, chômage, drogue, prostitution et on en passe.

Le star-system nous informe bientôt que l’histoire centrale va être celle impliquant Léa Seydoux et Sara Forestier, colocataires plus ou moins lesbiennes, dans l’assassinat d’une vieille voisine. Pourtant, les deals d’un groupe de jeunes suspects d’incendie volontaire, la fugue d’une jeune maghrébine ou le viol d’une adolescente ne paraissent pas a priori moins intéressants. C’est juste qu’on a demandé à des actrices confirmées de jouer ces sous-prolétaires, l’une encore assez belle et fière, l’autre sur un registre «pauvrette ignorante» appuyé. Un malaise que viennent bientôt accentuer les méthodes d’interrogation policières, psychologiquement musclées mais surtout justifiées par un réalisateur qui a clairement choisi son camp. Car Daoud, aussi malin que Columbo, a tout deviné.

Un film qui (re)tombe mal

Alors bon, on veut bien voir que Desplechin reste un cinéaste talentueux et cultivé, qui invoque ici les mânes de Genêt (Les Bonnes) et de Dostoïevski (Crime et châtiment) même si son film s’inspire d’un documentaire. Mais qu’il les retourne à ce point pour signifier son admiration de la police, dernier rempart devant la barbarie qui gagne du terrain, a de quoi laisser songeur. Sa cinéphilie bien connue ne l’aura-t-elle pas averti qu’entre Detective Story (William Wyler), Fort Apache – le Bronx (Daniel Petrie) et Le Prince de New York (Sidney Lumet), le film policier au sens strict avait évolué en termes de morale aussi bien que de réalisme? Les proximités encore plus évidentes d’Abdellatif Kechiche (à travers les comédiennes et la figure de l’immigré), de Lucas Belvaux (chroniqueur social du plat pays autrement conséquent sur la question du néolibéralisme) et même de Maïwenn (le commissariat comme laboratoire naturaliste et choral dans Polisse) ne font qu’accentuer le dépit.

On a beau apprécier Roschdy Zem, toujours aussi bon en commissaire accablé et dévoué, si humain et si solitaire, il devient difficile d’y croire. Et après qu’on l’a entendu désigner un modeste immigré maghrébin de la première génération comme «un prince», comment ne pas lire cette contre-plongée finale sur lui-même à cheval, tel un beau prince de conte arabe, comme une validation héroïque? A l’arrivée, se confirme surtout le sentiment qu’à force de se concentrer sur des archétypes, Desplechin s’est trompé d’histoire. Qu’il a choisi la plus réductrice et fini par évacuer le réel. Autant son héros positif s’élève dans la lumière au bout de cette longue nuit, autant cette affaire d’assassinat sordide ne fait qu’enfoncer ses coupables désigné(e)s d’avance dans une noirceur sans retour. Certes, ce n’est pas encore la misanthropie assumée d’un Clouzot, mais pour l’empathie et la générosité du regard, sans même parler de l’a-propos politique, on repassera. Au poste, M. Desplechin!


La bande-annonce du film:

Roubaix, une lumière, d’Arnaud Desplechin (France 2019), avec Roschdy Zem, Antoine Reinertz, Léa Seydoux, Sara Forestier, Bouzid Bouhdida, Maïssa Taleb, Philippe Duquesne. 2h06

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