L’offensive anti-LGBT illustre un incroyable renversement de valeurs

Publié le 29 juillet 2019

La pride du 20 juillet à Bialystok, à l’est de la Pologne a donné lieu à des violences. – © Jerzy Baliski / AFP


Anna C. Zielinska, Université de Lorraine


L’un des journaux d’extrême droite polonais, Gazeta Polska, a annoncé le 17 juillet 2019 l’ajout d’un bonus à son édition du 24 juillet: un autocollant imprimé d’un arc-en-ciel barré où on peut lire «zone libre de LGBT». Ce «cadeau» aux lecteurs est tout particulièrement prévu pour être distribué et collé sur les devantures des commerces de proximité et s’inscrit dans une campagne qui touche également une trentaine d’entités territoriales depuis début juillet.

Newsweek a proposé, en collaboration avec la Campagne contre l’homophobie (KPH), une série d’autocollants marqués «zone libre de haine».

En écho avec les déclarations choquées qui ont émergé un peu partout dans le monde occidental, les autocollants «zone libre de haine» en couleurs d’arc-en-ciel ont été distribués par l’organisation Campagne contre homophobie, et d’autres, avec le même texte mais en couleurs du drapeaux polonais, ont été joints à l’édition de Newsweek Polska (28 juillet 2019).

Difficile cependant de ne pas établir un lien entre ces autocollants et les sombres affichettes «Nur für Deutsche» qui ont orné les établissements publics polonais il y a plus de 70 ans, lorsque l’accès à certains lieux était interdit aux non-Aryens pendant l’occupation allemande.

«Réservé aux passagers allemands uniquement» peut-on lire sur ce tram de la route 8, wagon n. 94 à Cracovie sous l’occupation nazie. Theuergarten Ewald – Narodowe Archiwum Cyfrowe © 2-7934/ Wikimedia

L’analogie avec l’occupation nazie peut paraître exagérée. Certes, les personnes LGBT ne seront pas systématiquement interdites d’entrer dans des commerces qui afficheront l’autocollant incriminé.

Cependant, ces autocollants et les discours qui les accompagnent participent d’un même terreau haineux, propice au rejet, social et physique, des personnes LGBT et de leurs alliés dans un pays où les ultra-conservateurs sont particulièrement puissants.

Ces derniers présentent désormais les personnes LGBT et les militants défendant leurs droits comme des êtres complètement étrangers au corps social polonais, des agents représentant des intérêts «gauchistes» issus d’un lobby mondial et complotant à l’encontre de la culture polonaise.

Or, ce discours porte déjà ses fruits, comme peuvent en témoigner les participants de la première marche des fiertés à Bialystok le 20 juillet 2019, qui ont du faire face à près de soixante contre-manifestations et marcher sous les huées, les prises à partie, la peur. Comment comprendre ce déferlement de violences à l’encontre des droits des minorités sexuelles en Pologne?

Liberté versus non-discrimination

Le contexte est d’abord juridique. En 2016, un imprimeur de Lodz refuse de réaliser une commande passée par une organisation LGBT locale, sous prétexte que la demande allait à l’encontre de ses convictions chrétiennes.

Le client, la fondation LGBT Business Forum, porte plainte. L’imprimeur perd le procès à trois reprises pour «refus de service sans justification» (Code des délits, art. 138). La Cour Suprême statue même que la règle de non discrimination est plus importante que la liberté économique ou d’opinion postulée par la défense de l’imprimeur. Toutefois, à la demande du ministre de la justice Zbigniew Ziobro, la Cour constitutionnelle se saisit de l’affaire. Le 14 juin 2019, dans une jurisprudence étonnante, elle annule les décisions précédentes, donnant ainsi raison au commerçant.

Une certaine conception de la liberté a donc gagné, celle de refuser de prendre en compte l’autre dans sa diversité, en vertu d’une moralité définie par la majorité absolue, dans le pur mépris du respect du droit des minorités.

Un cas similaire s’est d’ailleurs produit aux États-Unis en 2012. La Cour suprême a ainsi jugé en juin 2018, qu’un pâtissier américain ayant refusé un gâteau à un couple homosexuel était dans son droit, en vertu de la liberté d’exercer ses droits religieux. Le cas a fait école encore plus récemment, comme au Texas, où une proposition de loi permettant aux entreprises de refuser des services au nom de la croyance religieuse a été entendue et participe d’un phénomène plus général.

Une croisade contre «l’idéologie LGBT»

En Pologne, l’affaire fait d’autant plus de bruit que les médias proches du gouvernement (et critiqués pour leurs positions) se sont fait les défenseurs d’un employé d’Ikea, licencié pour avoir cité sur le forum internet de son employeur des passages de la Bible interprétés comme homophobes (Lévitique 20:13 et Mat. 18:6).

Ce licenciement a été aussitôt dénoncé dans un document suprenant, émis par le Conseil de la Conférence épiscopale polonaise sur l’apostolat séculier, consacré à «l’imposition des idéologies LGBT».

Ce document illustre en grande partie ce qui est entendu par «LGBT» dans le discours officiel, à la fois celui du gouvernement, de l’Eglise catholique et des médias, et compris par de nombreux Polonais au quotidien.

On y lit dans cette déclaration épiscopale notamment que, si les personnes LGBT méritent le respect, elles doivent surtout respecter les autres, et être, elles aussi, tolérantes et moins agressives. D’après leurs détracteurs, leur «propagande» limiterait même la liberté de conscience des parents.

Un pseudo appel à la tolérance

Pourtant, ce document ne définit pas ce qu’il nomme «l’idéologie LGBT» ni ne précise en quoi elle affecte la société. Celle-ci est simplement pointée du doigt comme une menace, un épouvantail, un slogan encore plus insaisissable que celui de «la fin de la civilisation chrétienne» avancé avec fracas par le hongrois Victor Orban et repris par de nombreux Polonais.

Par ailleurs, les injonctions de la Conférence épiscopale polonaise sont paradoxales, car de facto elles mettent sur le même plan l’appel au meurtre (les deux citations de la Bible) et l’appel à l’acceptation des personnes LGBT (postulats des militants). Les deux appels sont présentés comme égaux au nom de la simple expression d’une «opinion».

Ce pseudo appel à la tolérance, issu par les milieux conservateurs et s’adressant à des milieux LGBT, reprend donc à son compte le texte biblique selon lequel l’homosexualité est «une chose abominable», punissable de mort.

L’épiscopat, au lieu de rappeler que la lecture de la Bible ne peut pas se contenter du texte, mais doit passer par des interprétations savantes apportées par la tradition, encourage une lecture littérale et contraire à l’esprit et à la lettre de ce qui est proposé actuellement par le Vatican.

Le fantasme LGBT

L’affaire des autocollants reprend tous les éléments de ces discours: le fantasme d’une idéologie LGBT unifiée, venant d’une Europe de l’ouest et déshumanisée dont les représentants sont forcément des ennemis de la culture polonaise et catholique.

La notion de liberté se retrouve ainsi instrumentalisée par des organes tels que la fondation «Maman et Papa». La fondation a notamment publié un rapport très commenté depuis 2010, intitulé: «Contre la liberté et la démocratie. Stratégie politique du lobby LGTB en Pologne et dans le monde: objectifs, outils, conséquences».

Selon ce rapport, les objectifs de ce «lobby» qu’est le mouvement LGBT mondial seraient de «pénaliser le soi-disant discours de haine en raison de son orientation sexuelle», introduire une «éducation sexuelle» dans les écoles orientée par les militants LGBT, donner aux couples homosexuels l’accès au mariage, à l’adoption.

Cet agenda politique ainsi «révélé» par les défenseurs de la «civilisation chrétienne» surprend. En effet, la plupart de ces propositions, attribuées au «lobby» ont été ouvertement défendues et implantées dans différents pays, par le biais de politiques publiques profitant également à la majorité.

D’une opinion à l’autre

Paradoxalement, ce que reprochent les néo-conservateurs polonais ou américains aux personnes LGBT et à leurs alliés c’est leur intolérance à l’égard des opinions majoritaires.

C’est bien cette notion qui est aujourd’hui reprise par Tomasz Sakiewicz, le rédacteur en chef de Gazeta Polska. Selon lui, l’autocollant proposé par son journal est «une réponse à des milliers de demandes de nos lecteurs de s’opposer enfin à attaquer quiconque pense différemment des idéologues LGBT»

Pour Sakiewicz et ses lecteurs, il ne s’agirait que d’une opinion désormais sujette à une nouvelle forme de totalitarisme.

«Le symbole LGBT est aujourd’hui associé à la faucille, au marteau et à la croix gammée», dit le journaliste, en précisant: «peut-être il y a là des bonnes intentions, tout comme il y en avait dans l’idéologie communiste. Mais il faut l’arrêter, avant qu’on n’aille trop loin dans le déni de la diversité» (sic).

Le discours victimaire de la majorité hégémonique

La majorité hégémonique réussit aujourd’hui à se présenter comme victime, exploit désormais récurrent à en croire les discours de dirigeants populistes et leurs soutiens, de Donald Trump à Jair Bolsonaro, de Matteo Salvini à Narendra Modi.

Il s’agit là donc plus d’une stratégie populiste particulièrement cruelle et aveugle, dans un pays où, comme partout en Europe, le nombre de tentatives de suicide et de suicides des adolescents LGBT est bien plus élevé que celui des adolescents cis et hétérosexuels.

Etude de l’agence de l’Union européenne pour les droits fondamentaux.

Or, cette stratégie trouve aujourd’hui un auditoire important en Pologne, où le pays se prépare aux élections parlementaires, prévues pour l’automne.

En 2015, le parti Droit et Justice (PiS) avait été élu sur un discours fondé essentiellement sur l’idée de cohésion nationale, faisant rempart à une «immigration incontrôlée» incarné par une Angela Merkel vilipendée par l’ultra-droite polonaise. En 2019, le parti fait déjà recette sur la défense contre l’«offensive LGBT».

Suite à une action en justice commune d’un organisateur de la Marche de l’Égalité à Lublin et de l’organisation «Tribunaux libres», le tribunal de première instance à Varsovie a interdit, le 25 juillet, la distribution des autocollants Cette interdiction n’a pas été suivie des faits très concrets, le rédacteur en chef de Gazeta Polska l’a ignoré tout en appelant à la solidarité dans la lutte contre l’offensive LGBT.

Tout au long de la semaine qui a suivi les violences contre les manifestants de la Marche de l’Egalité à Bialystok, de nouveaux comptes-rendus ont émergé. Notamment celui de l’écrivain Jacek Dehnel, qui a décrit les menaces de mort émanant d’adolescents et de personnes âgées, des gens donc qui ne peuvent pas être considérés comme appartenant à une frange radicalisée de la société. Un autre écrivain et journaliste, Przemysław Witkowski, a lui été gravement battu à Wroclaw, le 25 juillet 2019, pour s’être opposé à des graffitis anti-LGBT.

Le 27 et le 28 juillet, plusieurs manifestations de solidarité ont eu lieu en Pologne et à l’étranger – ainsi que devant l’Ambassade de Pologne à Paris.

(Mise à jour le 28 juillet 2019).


The Conversation

Anna C. Zielinska, MCF en philosophie morale, philosophie politique et philosophie du droit, Université de Lorraine

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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