La chasse dans sa grotesque beauté

Publié le 16 novembre 2018
Dans «Actéon», un spectacle qui mélange les langages scéniques, le chorégraphe Philippe Saire s’interroge sur le rapport brutal à la chasse de l’homme-animal. Les «Métamorphoses» d’Ovide lui viennent en aide avec le mythe d’Actéon, dont il préserve l’étrange ambiguïté.

L’utopie de la chasse dans Actéon

«J’étais parti avec beaucoup de répulsion pour le monde de la chasse, annonce en préambule le plus cérébral et le plus visuel des chorégraphes suisses, mais la confrontation à cet univers m’a fait découvrir combien il est, en réalité, proche de la nature.»

Philippe Saire a donc construit une utopie de la chasse. Il a imaginé une scène étouffant sous une végétation abondante qui sert à la fois de refuge vital pour l’animal et de terrain de jeu pour le chasseur.

Le large plateau de théâtre reste cependant vide avec comme seul décor un éclairage savant qui balaie la scène nue. Il revient aux quatre danseurs, quatre garçons ordinaires à la forte présence, de nous faire sentir la densité sylvestre et le danger à l’approche de la proie.

A l’image du spectacle, le monde de la chasse devient ludique et tragique, naïf et sophistiqué, fait de rage ou de grâce, brutal et comique. Nous sommes ici avec Tintin au pays de Pasolini.

Actéon – Pierre Piton dans le rôle du cerf-Actéon © Philippe Weissbrodt

La théâtralité chez Saire

Car, c’est dans le visuel que Philippe Saire frappe le plus fort. Certes, il y a sa marque de fabrique dans les entrelacements improbables et invraisemblables des corps, les coups d’arrêt en plein élan, l’érotisme explicite ou latent.

Mais le plus singulier dans son approche chorégraphique consiste à nous proposer des images qui ne sont pas devant nos yeux. Pour cela, il utilise les corps de ses danseurs qu’il a nourris de ses lectures et de son imaginaire. Ce sont eux les interprètes, jusqu’à pousser la chansonnette et faire basculer Ovide dans la comédie musicale.

La richesse du spectacle tient dans sa puissance d’évocation, dont une scène en particulier qui est parmi les plus belles à voir aujourd’hui, celle de bouchers qui préparent la carcasse d’une bête achevée avec des broches qui ressemblent aux battants d’un crucifix.

 
Actéon – Scène des bouchers avec leurs battants de crucifix © Philippe Weissbrodt

Sa faiblesse tiendrait à l’introduction de trop d’idées. La référence au mythe d’Actéon (transformé en cerf par la chasseresse Diane pour l’avoir épiée – et qui sera, lui-même, dévoré par ses propres chiens de chasse) arrive un peu tard. De plus, l’émotion n’est pas vraiment au rendez-vous, ce qui pourrait être intentionnel.

Ce qui donne néanmoins du charme au spectacle, c’est la connivence des danseurs avec le public, qu’ils interpellent avec des regards insistants: on verse dans une forme de théâtralité qui va au-delà de la danse, et qui offre un commentaire assez ludique, voire surréaliste, de la chasse.


Concept et chorégraphie: Philippe Saire; chorégraphie en collaboration avec les danseurs: Gyula Cserepes, Pierre Piton, Denis Robert, David Zagari; à voir jusqu’au 25 novembre au théâtre Sévelin 36.


Lecture musicale

Le 18 novembre à 15h30, le truculent acteur Roland Vouilloz donne une courte performance de 45 minutes.

En guise d’introduction au spectacle Actéon, Roland Vouilloz invite à une lecture musicale de La Hante de Eric Pessan, un des textes ressources de Philippe Saire pour la création d’Actéon avec la musique de Dragos Tara.

Entrée libre sur réservation.

S’abonner
Notification pour
0 Commentaires
Le plus ancien
Le plus récent Le plus populaire
Commentaires en ligne
Afficher tous les commentaires

À lire aussi

Les corps, ces petites choses élastiques et dociles

Il arrive qu’un spectacle suscite des songeries qui traînent longtemps dans nos têtes. L’autre soir au théâtre de l’Arsenic à Lausanne, la chorégraphe Nicole Seiler s’amusait – elle en parlait avec légèreté à la radio – à mener le bal à l’aide de l’intelligence artificielle.

Jacques Pilet
Accès libre

Une «glassroom» pour raconter ambiguités et tragédies de l’Histoire

Une dramaturgie et une mise en scène très soignées et efficaces confèrent à «The Glass Room» des qualités artistiques indéniables. L’ironie, le grotesque et la dérision permettent d’éclairer dans cette pièce de large pans de l’histoire collective iranienne. La pièce privilégie la longue durée pour évoquer les antécédents, tenants et (...)

Accès libre

La pitoyable prestation du président de l’ASF

Sur le plateau du Téléjournal de la RTS, Dominique Blanc, qui est à la tête de l’Association Suisse de Football, a expliqué pourquoi il est important que l’équipe suisse ne boycotte pas la Coupe du monde qui aura lieu au Qatar: parce que celle-ci permet d’œuvrer à la promotion des (...)

Accès libre

Le théâtre se joue au téléphone

Comme de nombreuses activités artistiques, le théâtre a également été placé en quarantaine pour contenir l’expansion du Covid-19. Pour faire face à cette situation, certaines compagnies ont établi une relation avec le public à travers des monologues, des poèmes et des textes réalisés ad hoc, récités sur une ligne téléphonique. (...)

Accès libre

Augustin Rebetez et l’art hilare

Depuis deux ans, le plus international des jeunes artistes helvétiques mène une vie de ping pong entre la Suisse et divers points de la planète. Son univers peuplé d’un bestiaire végétal et teinté du mystère jurassien touche à l’universel. Il fait halte à Vidy avec «Voodoo Sandwich», performance excessive et (...)

Heureuse Veveysanne!

Heureuse et chanceuse parce que je vis au-dessus de l’hôpital Samaritain à Vevey. À dix minutes à pied du centre-ville. Assez loin du tohu-bohu de la Fête des Vignerons qui a lieu, comme tout le monde le sait, une fois toutes les générations. Tous les soirs, les chants, les cors (...)

Accès libre

Les trois fois rien de Thomas Luz

Un spectacle avec presque rien, «Girl from the Fog Machine Factory» du musicien metteur-en-scène zurichois, Thomas Luz, est d’une irrésistible fraicheur. A l’instar de l’Arte Povera des années soixante, il invente un «teatro povero» avec trois fois rien.

Et l’opérette, ça vous chante?

Du 11 au 20 janvier prochains, à la Grange de Dorigny, se donnera la première, en création, d’une opérette du compositeur Richard Dubugnon, sous le titre de «Jeanne et Hiro». A peine deux mois après la création du «Mystère d’Agaune», oratorio salué par d’aucuns comme un chef-d’œuvre, et la présentation (...)

Ali Baba revu et sublimé!

L’histoire d’Ali Baba ne date pas d’hier et a déjà été accommodée de mille et une manières. En opérette (1), en bande dessinée (2) et, hélas! serais-je assez tenté d’ajouter, en films aussi (3). Autant dire qu’il est nécessaire de posséder un indéniable talent pour parvenir à la rendre encore (...)

Accès libre

La culture queer à l’heure des L.G.B.T.Q.I.A.

Klaus Nomi Projekt, une œuvre poético-musicale sur une des premières égéries queer à disparaître du SIDA en 1983, séduit par sa nostalgie rageuse. L’écrivain/metteur-en-scène Pierre Lepori réunit un pool de talents dans le dessin, le jeu et la musique pour livrer un portrait imaginaire de l’icône happée à l’âge de (...)

Idéaux engloutis

Elle est là devant nos yeux, présente comme tout droit sortie de l’écran. Béatrice Dalle, égérie de Jean-Jacques Beneix, en jeune effrontée de «37.2°, le matin». Elle avait explosé de toute sa classe en 1986 de son anticonformisme, elle n’a pas beaucoup changé en privilégiant les travaux sur l’exploration des (...)

L’aéroport de Falk Richter dans une grange de ferme

Ils sont une quinzaine sur scène pour représenter la vie de Joy et Tom ainsi que tous les hommes d’affaires en cravates, les employées d’aéroport en talons, les personnes stressées ou celles qui n’ont pas le temps d’aimer. Ils sont une quinzaine sur scène: tout simplement pour dépeindre la frénésie (...)

Les six pompes, entre poésie et violence intellectuelle

Les derniers comédiens, jongleuses, performeuses ou équilibristes de la plage des six pompes rangeront leur scène et réempaquèteront leur univers au plus tard demain, ultime jour du festival de rue à La Chaux-de-Fonds. La plage, c’est une dizaine de scènes éparpillées dans la ville et des performances extrêmement variées; des (...)

Accès libre

Un «Oups!», et on se marre

De toutes choses, mieux vaut en rire qu’en pleurer: depuis belles lurette, à l’enseigne du théâtre Boulimie à Lausanne, le tandem Frédéric Girard/Kaya Güner a fait sienne ce dicton qui permet d’affronter chaque cramine de novembre avec un peu moins de dépit. «Oups!», donc, leur dernière production maison, fait rire (...)