Des haricots, de l’eau, des cookies et le coyote

Publié le 24 septembre 2017

© Google maps / DR

Juan, 17 ans, décide d'aller au bout de son idée: quitter sa banlieue de Mexico et rejoindre New York «pour découvrir le monde». Il évoque, dans cette 2e partie, l'interminable traversée du désert de Sonora, les barbelés, la police à son arrivée.
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Chapitre 1: Un aller (pas) simple pour New York En libre accès


Comment s’est passé la traversée du désert de Sonora?

Mon ami s’est occupé de l’organisation de mon arrivée aux États-Unis avec lui. Il a tout planifié. Il m’a juste donné le jour de notre départ. Je suis allé voir ma famille pour leur dire ce que j’allais faire, ils m’ont dit que c’était fou. A cette époque, je n’ai pas réalisé ce qui se passait. J’étais naïf, aventureux… J’ai décidé d’aller au bout de mon idée et de venir ici. En gros, le plan était qu’une fois arrivés à la frontière, on devait attendre quelqu’un chargé de nous amener dans une maison d’une banlieue d’une grande ville américaine. C’était vraiment choquant car il y avait 300 personnes qui dormaient dans une seule et même pièce. Je me souviens du « coyote», le passeur. Je lui ai dit de me trouver un endroit où je pouvais m’allonger pour la nuit. Mais j’ai dû aller dehors car il n’y avait plus de place à l’intérieur. Il y avait un pick-up. Alors, je me suis installée dans la benne arrière du véhicule. Au milieu de la nuit, il s’est mis à pleuvoir et je me suis retrouvé arrosé. Le lendemain, on s’est levé. Mon ami m’a amené à l’épicerie locale et il m’a dit de prendre quelques provisions, des boîtes de conserve. Je me souviens avoir pris des haricots, deux bouteilles d’eau et des cookies, et tout ce que je pouvais trouver qui était dans une boîte ou un emballage. Il m’a demandé de mettre tout ça dans mon sac à dos et il m’a dit qu’on partirait le lendemain.

Comment s’est déroulé le voyage ensuite?

Le coyote me disait sans cesse que nous n’avions que deux jours de marche. Deux jours après, il me disait «deux jours de plus». Bref, il me le redisait à chaque fois qu’on lui demandait combien de temps il restait à marcher dans ce désert. On avait déjà marché beaucoup de temps. En réalité, on a fini par marcher une semaine entière à travers le désert de Sonora, pour moi c’était assez long et plutôt choquant. Une chose importante, je ne savais pas que dans le désert il faisait très chaud en journée et très très froid la nuit. Les deux dernières nuits, il a vraiment fait très très froid. Je n’étais vraiment pas préparé à ça. Je me souviens que j’avais sommeil et que j’étais très fatigué. L’une des dernières nuits, j’ai commencé à m’allonger à côté d’un feu et un gars qui s’était assis à côté de moi, n’arrêtait pas de me réveiller et m’a dit qu’il pensait que j’allais tomber en hypothermie. Je voulais juste m’allonger et m’endormir et il n’a pas arrêté de me réveiller… Il m’a probablement sauvé la vie.

   

Etiez-vous confiant?

Non, je devenais très sceptique. Je me souviens que le leader du groupe disait tout le temps que ça allait durer deux jours, et ça faisait quatre jours déjà, et je me souviens des montagnes. Il me disait sans arrêt, « quand nous aurons traversé ces montagnes, nous serons de l’autre côté», donc aux États-Unis. Il le répétait sans cesse. A un moment, je n’avais plus beaucoup d’eau… Au cinquième jour, je n’en avais plus du tout. Quand vous avez soif, vous savez, cette sensation d’avoir soif, j’ai du mal à la décrire, votre corps vous supplie, il lui faut de l’eau. Je me souviens d’une nuit, on a dû dormir dans un fossé qu’on a creusé et il a commencé à pleuvoir. Je me suis mis à boire de l’eau à même le sol car j’avais tellement soif. Finalement, le jour suivant, on a réussi à atteindre la frontière. Je me souviens avoir aperçu les barbelés. Le coyote disait, une fois que vous traversez ces barbelés, vous êtes aux États-Unis. J’ai traversé ces barbelés.

Nous devions ensuite attendre dans les buissons, avant que quelqu’un surnommé l’«aventon» vienne nous prendre en voiture et nous amener à l’hôtel. Il m’a alors dit que nous étions en Arizona. Nous ne savions pas si nous étions aux États-Unis ou pas car tout se ressemblait. Il n’y avait que des cactus et du sable. Ce jour-là, nous avons attendu environ trois heures avant qu’un pick-up se présente quelques mètres seulement de là où nous nous cachions. Le coyote nous avait dit que quand le pick-up allait débarquer depuis la route, il fallait courir dans sa direction.

«Tout le monde courait. J’étais le dernier, j’étais très faible»

Je me souviens d’avoir vu ce camion arriver de nulle part et tout le monde a commencé à courir. J’étais le dernier, j’étais très faible. Quand j’ai couru vers le camion, tout le monde a sauté à l’arrière du pick-up, je pensais que je n’allais pas pouvoir atteindre l’arrière du camion. Mais finalement, j’ai fait le tour jusqu’au siège passager à côté du conducteur. C’est une scène dont je me souviendrais toute ma vie. Je me souviens aussi de cet homme qui ressemblait à un indien, un «native». Il avait de longues tresses, et sa peau était très foncée. Pour moi, si ça n’avait pas été une personne venant pour nous, il aurait très bien pu être un modèle tout droit sorti d’un magazine. C’était un Cherokee, un amérindien qui travaillait à l’époque avec les coyotes dans le pays. Il m’a juste dit d’être silencieux et de regarder tout droit.

On s’est mis en route et une voiture de la police de l’immigration s’est rapprochée de nous. Il m’a alors dit de continuer à regarder tout droit, de ne pas chercher à les attirer du regard. J’ai compris ce qu’il voulait dire même si je ne parlais pas anglais à l’époque. J’ai réussi malgré tout à bien le comprendre. En se rapprochant de notre véhicule, ils ont jeté un coup d’œil et ont quitté les lieux. C’était un moment décisif car ça aurait pu changer mon voyage, et ma vie.

«Je me demande souvent ce que je serais devenu si je n’avais pas quitté la maison»

Quand je suis arrivé au motel de Phoenix, en marchant vers la chambre, j’ai réalisé qu’il y avait environ 300 personnes, allongés un peu partout, il y avait un frigo et un poste de télévision. La plupart des gens venaient d’Amérique centrale. L’«aventon» (le passeur-conducteur, ndlr) qui nous a déposés là nous a ensuite enfermés avec une clé puis il a disparu. De cette façon, nous ne pouvions pas nous échapper, sans doute parce que des gens avaient pris la fuite par le passé. Il m’a dit qu’il reviendrait quand le cousin de mon ami aura versé l’argent. Quand ce sera fait, il nous amènera à l’aéroport pour nous indiquer l’endroit où partir vers notre destination finale.

Le prix du voyage était de 1500 dollars à cette époque. Maintenant, je pense que ce serait autour des 7000 dollars. Je n’avais pas du tout d’argent. Le cousin de mon frère a dit qu’il paierait pour moi. Quand j’aurai un travail, mon ami et moi allions le rembourser. Il essayait juste de nous aider. Et j’ai remboursé quand nous nous sommes installés. Je pense que c’était mon destin. Je me demande souvent ce que je serais devenu si je n’avais pas quitté la maison.

Je ne suis pas venu aux États-Unis, en espérant avoir une meilleure vie. Je ne suis pas venu pour vivre l’«American dream». Je suis venu car j’étais ce jeune homme aventureux qui voulait découvrir le monde. Les événements qui me sont arrivés aux États-Unis ont un impact différent sur qui je suis aujourd’hui. Cela définit ma façon de ressentir les choses, la façon d’interagir avec les autres, ainsi que la raison pour laquelle je suis resté.


Prochainement dans Bon pour la tête

Chapitre 3, des boulots à la pelle: «Si vous êtes Mexicain, pire, illégal, vous êtes traité comme un déchet»

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