La Suisse souffrirait-elle du «syndrome Schwab»?

Publié le 2 mai 2025
Klaus Schwab n’aurait jamais imaginé une fin de carrière aussi fracassante. Pas question de disserter ici sur le sort qui lui a été fait, sur l’avalanche de griefs qui s’est abattue sur lui. Plutôt s’interroger sur le profil psychologique de cet homme qui, à la tête du World Economic Forum (WEF), s’est vu comme un roi du monde. Audacieuse question: ses éminentes qualités paraissent finalement s’être retournées contre lui, et si un tel syndrome menaçait d’une certaine manière… la Suisse elle-même?

Quoi qu’il en soit la destinée de cet homme est plus que remarquable. Avec un but bien défini, une persévérance hors normes, quelques finances personnelles au départ, un talent évident dans les relations de haut niveau, il est parvenu à constituer une machine riche et puissante, avec six cents emplois à la clé et maintes activités annexes. Il lui a fallu des années pour donner à son rendez-vous de Davos une dimension d’abord européenne puis mondiale. On peut gloser sans fin sur sa prétendue idéologie. Il s’agissait avant tout de nouer des contacts prestigieux, de flatter l’égo des intervenants et des participants. Non, contrairement à ce que dénoncent sans relâcher ses contempteurs, le WEF n’a jamais marqué la marche du monde. Mais il a pris valeur de symbole. 

Klaus Schwab avait une haute idée de lui-même. Se voyant fondateur d’un tel aréopage, il se sentait tout puissant. Le patron absolu d’une fondation largement financée au fil des ans par une foule de donateurs. Lorsque les premières alarmes ont clignoté, la rupture avec la Russie, l’appel à se distancer de la Chine, l’émergence des BRICS, puis le tohu-bohu de Trump, ce patron-gourou fort âgé (87 ans) a tardé à prendre en compte les bouleversements en cours. Comme il a sous-estimé, depuis longtemps, les nouvelles exigences éthiques dans la gestion des collaboratrices et collaborateurs. Il a sans doute été stupéfait des reproches qui lui sont faits à cet égard, comme au sujet de l’implication de sa femme et de son fils dans toutes les affaires d’une fondation nullement comparable à une entreprise familiale. 

Et si la Suisse tirait quelques enseignements du «syndrome Schwab»?

La Suisse, comme lui, est très sûre d’elle. Une qualité, mais lorsqu’elle s’affirme au point d’exclure le doute, le danger guette. Nous considérons les secousses du temps présent avec lucidité, certes, mais avec la conviction que nous nous en tirerons mieux que les autres. Nos mérites politiques, économiques – bien réels! – nous mettront à l’abri du pire, pense-t-on. 

Pas si sûr. Voyons froidement le tableau. L’économie encore bien portante y voit plusieurs ombres. La politique américaine vise à attirer les investissements par milliards, pas seulement du côté des pharmas. Depuis des années, l’épargne helvétique file en masse vers les Etats-Unis, surtout pour financer ce ménage-là à travers les bons du Trésor. Depuis belle lurette les banques suisses sont sous l’œil punitif de l’autorité américaine. Qui peut voir un effet réjouissant de cette servitude? La leçon? A force de miser sur le dollar, «la Banque nationale ne doit son salut qu’à l’or», titre l’Agefi. Dommage qu’en 2000 elle ait vendu la moitié de ce trésor. Notamment sur le conseil du professeur lausannois von Ungern-Sternberg. En voyant le prix de l’once à l’époque et celui d’aujourd’hui, multiplié par dix, on peut estimer ce qui a échappé au bilan actuel de la BNS: 130 milliards de francs!

Technologies, agriculture, défense: quel diagnostic en tirer?

La Chine nous submerge – et le fera de plus en plus en raison de la tension avec les USA – de produits aux prix dérisoires, vendus même à perte. Les commerçants de détail en savent quelque chose. Plus grave encore: sa montée en gamme dans les segments les plus sophistiqués constitue une concurrence accrue pour nos propres perles technologiques. Nos performances à cet égard sont indubitables, enviées par beaucoup. Mais pas dans tous les domaines. L’horlogerie suisse a raté le virage vers la montre connectée, pourtant si appréciée par les jeunes générations. Reste le rayon luxe. Mais la mythologie du bracelet qui donne l’heure est-il éternel? 

Les paysans suisses, c’est heureux, sont massivement soutenus par paiements directs et régulation des importations, variables selon les saisons et les besoins, ce qui est fort rare ailleurs. Jusqu’à quand cela restera-t-il possible? Les négociateurs américains mettent déjà le sujet au menu. L’UE, jusque là très compréhensive à cet égard, pourrait un jour s’en aviser lors des pourparlers bilatéraux.

Autre paradigme où, comme Schwab, nous tardons à voir tourner la roue du temps: l’armement. Les guerres actuelles démontrent que des armes nouvelles jouent un rôle plus déterminant que les vieux blindés et les avions: les drones de combat. Nous n’en produisons aucun. Nous n’avons aucun système de défense pour nous en défendre. Nos militaires regardent vers le passé et réclament toujours plus de milliards pour rester dans la tradition. De surcroît sans grandes retombées bénéfiques pour notre économie. Depuis peu, juste des miettes pour se mettre à jour. Dépenses stériles au moment où le Conseil fédéral coupe dans les budgets de la formation et de la recherche.

Le passéisme et l’excessive confiance en soi rassurent sur le moment, peu sur l’avenir. N’est-ce pas, Monsieur Schwab?

Pessimisme exagéré?

Peut-être. Il est vrai que notre société a mille atouts pour faire face aux périls. La créativité, le goût du labeur, des institutions qui permettent les rebonds – à la différence de certains voisins… –, une cohésion sociale qui tient bon malgré les déficiences. Oui, il y a bien là un génie helvétique! Mais à trop s’en gargariser, on risque de tousser.

Notre belle assurance, nourrie de l’histoire et du présent, ne dispense pas de se pencher sur nos points faibles, de réagir avec anticipation et imagination. Beaucoup le font, on les en félicite cas par cas. Mais en embrassant tous les soucis d’un regard large, il y a de quoi froncer les sourcils. Tout individu peut se sentir en pleine forme, courir sans s’essouffler, et mijoter en même temps une vilaine maladie qui reste longtemps discrète. Prévention! Hygiène de vie! Diagnostic précoce! clament les médecins. Merci, on a compris.

Alors au moins un exercice peut être salutaire: l’équilibrisme. Entre ce qui alarme et ce qui fait espérer. 

 

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