La crise du logement en Suisse témoigne d’un mauvais modèle économique

Werner Vontobel, article publié sur Infosperber le 24 mars 2025, traduit et adapté par Bon pour la tête
Dans un rayon de 300 mètres autour de chez moi, on trouve: trois supermarchés (Migros, Coop et Denner), huit restaurants et cafés, dont un turc et un thaïlandais, sept médecins et dentistes, l’administration communale d’Adliswil, quatre salons de coiffure, un poste de police, un centre de fitness, une maison de retraite, trois agences bancaires et deux entreprises du secteur de la construction.
Toutes ces entreprises vivent du pouvoir d’achat des habitants, dont la qualité de vie dépend à son tour de ces entreprises. Un donnant-donnant. Le franc roule. Encore.
Car comme toutes les autres villes et communes de Suisse, ma ville a aussi un problème: les propriétaires fonciers – privés et institutionnels – accaparent une part de plus en plus importante du pouvoir d’achat qui fait tourner l’économie locale.
Selon les statistiques, le revenu net moyen d’un ménage dans ma commune s’élève à 6530 francs par mois. Un nouvel appartement familial d’au moins trois pièces et demie, d’une surface habitable de 90 à 140 mètres carrés, coûte 3525 francs par mois. C’est la moyenne des trois offres proposées sur Homegate en ce moment. En termes purement arithmétiques, le loyer engloutit donc 54 % du revenu net des ménages. Des sondages effectués dans onze villes de Suisse montrent que la situation est similaire partout.
Les loyers sont bien plus élevés que les coûts effectifs
Si les propriétaires peuvent exiger de tels prix, c’est surtout parce qu’une grande partie des quelque 100 000 immigrants par an peuvent se permettre de tels loyers, surtout s’il s’agit de couples sans enfants qui ont deux revenus.
En outre, une grande partie de la qualité de vie des habitants dépend de leur capacité à rester dans leur environnement habituel avec leurs enfants. Pour cela, ils acceptent un loyer élevé même s’ils doivent réduire considérablement leurs autres dépenses et/ou augmenter leur temps de travail.
Pour que cela soit possible, ils confient la surveillance et l’éducation de leurs enfants à des nounous mal payées ou à des crèches subventionnées par l’État. De ce point de vue, les quelque 300 millions de francs suisses que le canton de Zurich dépense chaque année pour les crèches sont en fin de compte une subvention pour les propriétaires!
En réalité, les loyers ne sont limités que par ce que les candidats les plus riches peuvent encore se permettre. Les coûts réels sont bien inférieurs. La preuve: la ville de Zurich, par exemple, loue de nouveaux appartements familiaux de quatre pièces et demie – à prix coûtant – pour 1970 francs, charges comprises.
Or on peut faire encore moins cher: selon cette étude de la société de conseil en immobilier IAZI, le coût ou le «loyer théorique» d’un nouvel appartement de 100 mètres carrés loué par une fondation de placement s’élève à 2 070 francs par mois. Selon IAZI, les deux tiers de ce montant sont consacrés aux fonds propres (qui peuvent être rémunérés à 3,75 %) et environ 10 % aux «frais de rémunération» des banques et des fonds participant au financement. Dans une coopérative de construction et d’habitation qui maintient ces coûts à un faible niveau, le loyer théorique couvrant les coûts s’élève à seulement 1 500 francs par mois environ.
Au détriment du pouvoir d’achat local
Nous arrivons ainsi à un ordre de grandeur de 1500 à 2000 francs de coûts effectifs pour un appartement familial d’environ 100 mètres carrés. D’un point de vue économique, c’est la rémunération du travail des maçons, architectes, concierges, responsables de crédit, etc. qui ont contribué à la construction de ce logement.
Il faut également tenir compte du rendement pour les retraités qui ont financé les coûts de construction avec leurs économies. Si le loyer restait aux alentours de 1500 à 2000 francs, le circuit économique marchandise-argent resterait fermé. Les affaires locales et régionales bénéficieraient d’un pouvoir d’achat suffisant. Si ces logements peuvent être loués pour environ 3500 francs, comme à Adliswil, le propriétaire réalise un bénéfice net de 1500 à 2000 francs, et le pouvoir d’achat local est réduit en conséquence.
Une répartition inégale entre propriétaires et locataires
Cette rente de monopole est répartie de manière très inégale. La propriétaire Regina Bachmann en est un exemple extrême. Elle a hérité de son père de trois des neuf immeubles «Sugus» dans le 5e arrondissement de la ville de Zurich, lesquels comprennent en tout 105 appartements. Ainsi, 105 locataires à Zurich contribuent à enrichir encore davantage une propriétaire résidant dans la ville de Zoug, où les impôts sont peu élevés.
Jusqu’à présent, un appartement familial dans les «maison Sugus» coûtait environ 1900 francs alors que les appartements familiaux du 5e arrondissement sont loués en moyenne 4200 francs. Lorsque Mme Bachmann aura terminé de rénover ses immeubles, elle pourra gagner six fois plus que les 30 000 francs par mois qu’elle percevait jusque-là.
En réalité, toute personne qui hérite d’une maison individuelle peut désormais vivre des revenus de ses loyers. Car autour des grandes villes, ces petites maisons sont aujourd’hui transformées en immeubles comprenant trois à cinq appartements. Prenons un exemple: le propriétaire habite au rez-de-chaussée. Au premier étage, deux appartements sont loués pour un peu plus de 5000 francs chacun et, au second, un attique est loué pour plus de 10 000 francs. Au total, le propriétaire devrait gagner environ 21 000 francs. Même en tenant compte des coûts élevés de construction et d’entretien, il empoche environ 15 000 francs nets par mois de ses locataires. Assez pour prendre une retraite anticipée et s’offrir une croisière de temps en temps.
Une forte incitation à escroquer ses locataires
Ces exemples montrent que l’incitation financière à transformer les loyers existants en loyers du marché par la résiliation de baux, la démolition ou la rénovation est énorme. Ceux qui n’ont pas cette idée sont littéralement poussés par une armée d’agents immobiliers à optimiser leur rendement.
Les propriétaires privés qui connaissent encore leurs locataires sont peut-être rongés par la culpabilité, mais lors de la vente, d’une nouvelle location ou au plus tard lors d’un héritage, ces résistances disparaissent. Les traces de cette chasse au rendement ne sont pas visibles uniquement à Adliswil. Les grues de chantier, les bulldozers, les pelles mécaniques et les bennes à démolition façonnent le paysage suisse.
Dans le cadre de notre politique d’exportation, nous permettons l’arrivée de travailleurs qualifiés et de leurs prestataires de services. Mais comme les terrains à bâtir sont rares, les propriétaires fonciers peuvent profiter non seulement du pouvoir d’achat des nouveaux arrivants, mais aussi de celui des habitants locaux, et ce dans une mesure économiquement significative.
Mais même si le produit intérieur brut par habitant continue d’augmenter, sa composition se dégrade de plus en plus: beaucoup de luxe pour les classes supérieures, du stress et des restrictions pour les classes moyennes et inférieures.
Et pourtant, rien ne change!
En fin de compte, l’arrivée de main-d’œuvre profite donc beaucoup moins à l’économie d’exportation qu’elle ne nuit au marché intérieur et à la paix sociale. Il serait dès lors temps de réorienter, ou du moins d’ajuster notre politique économique. Comment? En freinant la migration de la main-d’œuvre? En réorganisant les droits de propriété foncière? En limitant encore davantage la concurrence fiscale? La discussion, pour sûr, devrait commencer par des questions critiques de la part de nos médias.
Pourtant, rien ne change. Le débat sur les loyers se poursuit selon le schéma habituel: nous avons besoin de plus de logements. Les investisseurs ne construisent que s’ils peuvent encaisser rapidement. Il faut donc moins d’objections, des procédures d’autorisation plus rapides et des rendements des capitaux propres plus élevés. C’était d’ailleurs l’objectif principal de l’étude du consultant immobilier IAZI mentionnée plus haut.
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