Célébrer les fleurs de cerisier, ou la poésie de l’impermanence

Publié le 22 mars 2024
Le hanami (« regarder les fleurs »), désigne la coutume traditionnelle japonaise qui consiste à apprécier la beauté des fleurs, principalement les fleurs de cerisier, qui fleurissent entre fin mars et début avril, marquant officiellement l’arrivée du printemps.

Małgorzata (Gosia) K. Citko-DuPlantis, University of Tennessee


Chaque année, de nombreuses personnes dans tout le Japon se rassemblent sous les cerisiers dans les parcs et les jardins pour un pique-nique de printemps afin de regarder les fleurs tomber tout en discutant avec leurs compagnons autour de boissons et d’en-cas de saison.

Les fleurs sont toutefois éphémères et tombent généralement au bout d’une semaine. En effet, le sakura, nom donné au cerisier en japonais, est un symbole de l’impermanence reconnu au Japon et ailleurs.

Divers festivals sont régulièrement organisés partout dans le monde pour célébrer cette floraison.

En tant que spécialiste de la littérature et de la culture japonaises prémodernes, j’ai été initiée très tôt à la coutume d’admirer les cerisiers en fleurs. Il s’agit d’un rituel ancien qui a été célébré et décrit au Japon pendant des siècles et qui continue d’être un élément indispensable pour accueillir le printemps. Aux États-Unis, la tradition du hanami a commencé avec la plantation des premiers cerisiers à Washington DC en 1912 en tant que cadeau d’amitié du Japon.

Poésie sur la nature

La coutume d’observer les arbres en fleurs au printemps est arrivée au Japon en provenance du continent asiatique. L’observation des pruniers en fleurs, souvent au clair de lune, comme symbole de force, vitalité et fin de l’hiver était pratiquée en Chine depuis l’antiquité. Elle a été adoptée au Japon au cours du VIIIe siècle.

On trouve des exemples poétiques de pruniers en fleurs, ou ume en japonais, dans le « Man’yōshū », ou « recueil de dix mille feuilles », le plus ancien recueil de poésie japonaise, qui date du VIIIe siècle.

Wiebke Denecke, spécialiste des littératures d’Asie orientale, explique que les poètes japonais classiques écrivaient des poèmes sur les fleurs de prunier lorsqu’elles étaient en saison. Leurs compositions ont façonné la poésie de cour japonaise, ou waka, qui est enracinée dans la nature et son cycle saisonnier constant.

Cependant, c’est le sakura, et non le prunier, qui occupe une place particulière dans la culture japonaise. Les anthologies impériales de waka compilées au Japon entre 905 et 1439 de l’ère chrétienne contiennent généralement plus de poèmes printaniers composés sur les cerisiers en fleurs que sur les pruniers en fleurs.

Au cœur de la composition des waka

La première exposition de cerisiers en fleurs a été organisée par l’empereur Saga en 812 de l’ère chrétienne et est rapidement devenue un événement régulier à la cour impériale, souvent accompagné de musique, de nourriture et d’écriture de poèmes.

Les cerisiers en fleurs sont devenus l’un des sujets habituels de composition des waka. En fait, j’ai commencé à étudier la poésie japonaise grâce à un poème sur le thème du sakura écrit par une poétesse classique, Izumi Shikibu, dont on pense qu’elle a activement composé des waka vers l’an 1000 de notre ère. Le poème est préfacé par la mémoire de son auteur. Ce poème parle de son ancien amant qui souhaite revoir les cerisiers en fleurs avant qu’ils ne tombent.

tō o koyo
saku to miru ma ni
chirinu beshi
tsuyu to hana to no
naka zo yo no naka

Viens vite !
À peine commencent-elles à s’ouvrir
qu’elles doivent tomber.
Notre monde réside
dans la rosée au sommet des fleurs de cerisier.

Ce poème n’est pas l’exemple le plus célèbre de waka sur les cerisiers en fleurs dans la poésie japonaise prémoderne, mais il contient des couches d’imagerie traditionnelle symbolisant l’impermanence. Il souligne qu’une fois écloses, les fleurs de cerisier sont destinées à tomber. Assister à leur chute est l’objectif même du hanami.

La rosée est généralement interprétée comme un symbole de larmes dans le waka, mais elle peut également être lue de manière plus érotique comme une référence à d’autres fluides corporels. Une telle interprétation révèle que le poème est une allusion à une relation amoureuse, qui est aussi fragile que la rosée qui s’évapore sur les fleurs de cerisier qui tombent bientôt ; elle ne dure pas longtemps, il faut donc l’apprécier tant qu’elle existe.

Un arbre japonais en fleurs chargé de grappes de fleurs roses dans un jardinAu Japon, les cerisiers en fleurs symbolisent l’impermanence ». zoomable= Elvin/Flickr, CC BY-NC

Le poème peut également être interprété de manière plus générale : La rosée est un symbole de la vie humaine, et la chute des cerisiers en fleurs une métaphore de la mort.

Militarisé par l’Empire du Japon

La notion de chute des fleurs de cerisier a été utilisée par l’Empire du Japon, un État historique qui a existé de la restauration meiji en 1868 jusqu’à la promulgation de la Constitution du Japon en 1947. L’empire est connu pour la colonisation de Taïwan et l’annexion de la Corée afin d’étendre ses territoires.

Sasaki Nobutsuna, un érudit des classiques japonais ayant des liens étroits avec la cour impériale, était un partisan de l’idéologie nationaliste de l’empire. En 1894, il a composé un long poème, « Shina seibatsu no uta », ou « Le chant de la conquête des Chinois », pour coïncider avec la première guerre sino-japonaise, qui a duré de 1894 à 1895. Le poème compare la chute des fleurs de cerisier au sacrifice des soldats japonais qui tombent au combat pour leur pays et leur empereur.

La marchandisation de la saison

Dans le Japon contemporain, les cerisiers en fleurs sont célébrés par de nombreux membres de la société, et pas seulement par la cour impériale. Fleurissant autour du Nouvel An lunaire célébré dans le Japon prémoderne depuis des siècles, elles symbolisent les nouveaux départs dans tous les domaines de la vie.

À l’époque contemporaine, les vendeurs ont transformé les cerisiers en fleurs en vendant du thé, café, de la crème glacée, des boissons ou des biscuits aromatisés au sakura, transformant ainsi l’image de l’arbre en fleurs en une marque saisonnière. Les prévisions météorologiques suivent la floraison des cerisiers pour s’assurer que tout le monde a une chance de participer à l’ancien rituel de l’observation.

L’obsession des cerisiers en fleurs peut sembler triviale, mais le hanami rassemble les gens à une époque où la plupart des communications se font virtuellement et à distance, réunissant des membres de la famille, des amis, des collègues de travail et parfois même des étrangers, comme cela m’est arrivé lorsque je vivais au Japon.

L’observation des sakura témoigne également de la relation unique que le Japon moderne entretient avec sa propre histoire. En même temps, cela nous rappelle que l’impermanence est peut-être la seule constante de la vie.

Deux rangées de grands arbres avec des grappes de fleurs roses de part et d’autre d’une alléeLes cerisiers, avec leurs jolies fleurs, sont arrivés à Washington D.C. comme un cadeau du Japon. Danny Navarro/Flickr, CC BY-SA

Aujourd’hui, les cerisiers en fleurs sont célébrés au printemps partout dans le monde, encourageant l’appréciation de l’impermanence par l’observation de la nature.The Conversation


Małgorzata (Gosia) K. Citko-DuPlantis, Assistant Professor in Japanese Literature and Culture, University of Tennessee

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

S’abonner
Notification pour
0 Commentaires
Le plus ancien
Le plus récent Le plus populaire
Commentaires en ligne
Afficher tous les commentaires

À lire aussi

Politique

Bonnes vacances à Malmö!

Les choix stratégiques des Chemins de fer fédéraux interrogent, entre une coûteuse liaison Zurich–Malmö, un désintérêt persistant pour la Suisse romande et des liaisons avec la France au point mort. Sans parler de la commande de nouvelles rames à l’étranger plutôt qu’en Suisse!

Jacques Pilet
Politique

Les BRICS futures victimes du syndrome de Babel?

Portés par le recul de l’hégémonie occidentale, les BRICS — Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud — s’imposent comme un pôle incontournable du nouvel ordre mondial. Leur montée en puissance attire un nombre croissant de candidats, portés par la dédollarisation. Mais derrière l’élan géopolitique, l’hétérogénéité du groupe révèle des (...)

Florian Demandols
Culture

La France et ses jeunes: je t’aime… moi non plus

Le désir d’expatriation des jeunes Français atteint un niveau record, révélant un malaise profond. Entre désenchantement politique, difficultés économiques et quête de sens, cette génération se détourne d’un modèle national qui ne la représente plus. Chronique d’un désamour générationnel qui sent le camembert rassis et la révolution en stories.

Sarah Martin
Sciences & TechnologiesAccès libre

Les réseaux technologiques autoritaires

Une équipe de chercheurs met en lumière l’émergence d’un réseau technologique autoritaire dominé par des entreprises américaines comme Palantir. À travers une carte interactive, ils dévoilent les liens économiques et politiques qui menacent la souveraineté numérique de l’Europe.

Markus Reuter
Economie

Notre liberté rend la monnaie, pas les CFF

Coffee and snacks «are watching you»! Depuis le 6 octobre et jusqu’au 13 décembre, les restaurants des CFF, sur la ligne Bienne – Bâle, n’acceptent plus les espèces, mais uniquement les cartes ou les paiements mobiles. Le motif? Optimiser les procédures, réduire les files, améliorer l’hygiène et renforcer la sécurité. S’agit-il d’un (...)

Lena Rey
Politique

Un nouveau mur divise l’Allemagne, celui de la discorde

Quand ce pays, le plus peuplé d’Europe, est en crise (trois ans de récession), cela concerne tout son voisinage. Lorsque ses dirigeants envisagent d’entrer en guerre, il y a de quoi s’inquiéter. Et voilà qu’en plus, le président allemand parle de la démocratie de telle façon qu’il déchaîne un fiévreux (...)

Jacques Pilet
Economie

Où mène la concentration folle de la richesse?

On peut être atterré ou amusé par les débats enflammés du Parlement français autour du budget. Il tarde à empoigner le chapitre des économies si nécessaires mais multiplie les taxes de toutes sortes. Faire payer les riches! Le choc des idéologies. Et si l’on considérait froidement, avec recul, les effets (...)

Jacques Pilet
Culture

Stands de spritz et pasta instagrammable: l’Italie menacée de «foodification»

L’explosion du tourisme gourmand dans la Péninsule finira-t-elle par la transformer en un vaste «pastaland», dispensateur d’une «cucina» de pacotille? La question fait la une du «New York Times». Le débat le plus vif porte sur l’envahissement des trottoirs et des places par les terrasses de bistrots. Mais il n’y (...)

Anna Lietti
Politique

Les penchants suicidaires de l’Europe

Si l’escalade des sanctions contre la Russie affaiblit moins celle-ci que prévu, elle impacte les Européens. Des dégâts rarement évoqués. Quant à la course aux armements, elle est non seulement improductive – sauf pour les lobbies du secteur – mais elle se fait au détriment des citoyens. Dans d’autres domaines (...)

Jacques Pilet
Politique

«Cette Amérique qui nous déteste»

Tel est le titre du livre de Richard Werly qui vient de paraître. Les Suisses n’en reviennent pas des coups de boutoir que Trump leur a réservés. Eux qui se sentent si proches, à tant d’égards, de ces Etats-Unis chéris, dressés face à une Union européenne honnie. Pour comprendre l’ampleur (...)

Jacques Pilet
Politique

La fin de l’idéologie occidentale du développement

Le démantèlement de l’USAID par Donald Trump marque plus qu’un tournant administratif: il révèle l’épuisement d’une idée. Celle d’un développement conçu par et pour l’Occident. Après des décennies d’aides infructueuses et de dépendance, le Sud s’émancipe, tandis que la Chine impose son modèle: pragmatique, souverain et efficace.

Guy Mettan
Economie

Taxer les transactions financières pour désarmer la finance casino

Les volumes vertigineux de produits dérivés échangés chaque semaine témoignent de la dérive d’une finance devenue casino. Ces instruments servent avant tout de support à des paris massifs qui génèrent un risque systémique colossal. L’instauration d’une micro-taxe sur les transactions de produits dérivés permettrait de réduire ce risque, d’enrayer cette (...)

Marc Chesney
Politique

A confondre le verbe et l’action, on risque de se planter

De tout temps, dans la galerie des puissants, il y eut les taiseux obstinés et les bavards virevoltants. Donald Trump fait mieux. Il se veut le sorcier qui touille dans la marmite brûlante de ses colères et de ses désirs. Il en jaillit toutes sortes de bizarreries. L’occasion de s’interroger: (...)

Jacques Pilet
Philosophie

Notre dernière édition avant la fusion

Dès le vendredi 3 octobre, vous retrouverez les articles de «Bon pour la tête» sur un nouveau site que nous créons avec nos amis d’«Antithèse». Un nouveau site et de nouveaux contenus mais toujours la même foi dans le débat d’idées, l’indépendance d’esprit, la liberté de penser.

Bon pour la tête
Politique

Les fantasmes des chefs de guerre suisses

Il arrive que le verrou des non-dits finisse par sauter. Ainsi on apprend au détour d’une longue interview dans la NZZ que le F-35 a été choisi pas tant pour protéger notre ciel que pour aller bombarder des cibles à des centaines, des milliers de kilomètres de la Suisse. En (...)

Jacques Pilet
PolitiqueAccès libre

PFAS: un risque invisible que la Suisse préfère ignorer

Malgré la présence avérée de substances chimiques éternelles dans les sols, l’eau, la nourriture et le sang de la population, Berne renonce à une étude nationale et reporte l’adoption de mesures contraignantes. Un choix politique qui privilégie l’économie à court terme au détriment de la santé publique.