Les lendemains du numérique sont-ils voués à déchanter?

Publié le 9 juin 2023
Trois livres très documentés, entre tant d’autres publications, nous confrontent aux développements phénoménaux, autant qu’aux retombées inquiétantes de la révolution numérique. En politique, avec «Les ingénieurs du chaos» de Giuliano da Empoli observant les accointances des nouveaux populismes avec l’Internet ou les réseaux sociaux. Au quotidien singulier ou pluriel, dans «L’homme sans contact» de Marc Dugain et Christophe Labbé qui pointent l’industrie de la déréalisation et de l’addiction forcée. Et dans «L’Enfer numérique», vaste enquête de Guillaume Pitron consacrée au prix réel et à l’impact économico-écologique, aussi redoutable que méconnu, des nouvelles technologies.

Cette chronique ne doit rien à ChatGPT, promis-juré, mais je la peaufine sur mon MacPro avant de la balancer via le Cloud à mes camarades du «média indocile» BPLT, non sans la publier aussi sur mon profil Facebook comptant le max autorisé de 5’000 «amis» et sur le blog perso que je tiens depuis 2005 (la même année que le fameux blogueur italien Beppe Grillo) où je compte aujourd’hui plus de 6’000 textes, mes Carnets de JLK drainant plus de 1’000 visiteurs les premières années, la plupart disparus depuis lors ou ne se manifestant plus par aucun commentaire alors que je continue à les rédiger en me fichant à peu près autant de leur réception que du nombre de «likes» quotidiens sur Facebook, au contraire de Beppe Grillo comptant des millions de «followers» et un parti à cinq étoiles à son actif – chacun son job!

Ces précisions très personnelles pour dire qu’on peut user du numérique en «geek» apparent sans l’être du tout, que l’apport de l’Internet est un formidable vecteur d’information et d’expression, et que tenir un blog ou un profil sur les réseaux divers ne fait pas forcément de vous un influenceur  ni moins encore un addict, quoique l’immunité absolue en la matière reste improbable. C’est du moins ce qui ressort de la lecture de L’Homme sans contact des compères Marc Dugain et Christophe Labbé, lesquels détaillent nos nouveaux rapports avec un «multivers» qui se voudrait fondé sur la communication et aboutit massivement à l’atomisation des rapports et à la «déréalisation», la disparition de l’intime et la manipulation de chacun par le nouveau vecteur magique au nom d’algorithme, ennemi du contact réel ou le soumettant à son seul code, nommant «amitié» ce qui n’est que pseudo-contact.

A ce propos, je me rappelle que, dans les années 80, le romancier Vladimir Volkoff, enseignant dans un collège de la région d’Atlanta, me dit qu’il s’efforçait en vain d’expliquer à ses étudiants ce qu’était l’ancienne notion d’amitié en tant que partage électif voire exclusif  de notre «privacy», chacun de ses élèves prétendant avoir au moins cent «friends»…

Or la nouvelle conception du contact par clic, avec nos «amis Facebook», ne se réduit-elle pas désormais à cette approche américaine répandue partout? Et comment ne pas voir que cette disparition de l’intime va de pair avec une explosion de simili-contacts évoquant ceux d’une fourmilière – métaphore dont Giuliano da Empoli fait le meilleur usage dans son analyse des nouveaux rapports de l’individu avec ses semblables sur fond de manipulation socio-politique?

Bouffons et «merchandiseurs» du nouveau Carnaval

Le Carnaval, tel que Goethe le découvre incognito à Rome, en fèvrier 1787, est l’événement «à l’italienne» hautement symbolique que Giuliano da Empoli choisit, avec l’élégance narrative qu’ont pu apprécier les lecteurs du mémorable Mage du Kremlin, pour illustrer le chaos social rituellement institué depuis le Moyen Age, où le valet devient maître et inversement, avec les débordements que ne manque pas de relever le génial poète allemand figurant par excellence l’esprit des Lumières; et c’est le même carnaval italien, en 2018, que l’auteur des Ingénieurs du chaos commente avec l’arrivée au pouvoir du Mouvement 5 étoiles mené par une nouvelle sorte de dirigeants dont le populisme revendiqué détermine à la fois le fonctionnement et le style.

A l’origine du mouvement: deux personnages emblématiques, dont l’association fait figure de modèle: à savoir Beppe Grillo le saltimbanque (acteur et humoriste de grande popularité, mais aussi intellectuel activiste aux multiples interventions et autres provocations dans les domaines de la justice sociale ou de l’environnement), et Gianroberto Casaleggio, expert en marketing digital qui a compris que l’Internet pourrait révolutionner la politique et va en faire son fonds de commerce en idéologue visionnaire.

Si Beppe Grillo focalise les regards et fédère des millions de «followers», c’est Casaleggio et ses analystes des bureaux milanais de la Casaleggio Associati qui dictent au comédien les thèmes «porteurs» à lancer et développer sur le blog beppegrillo.it bientôt devenu le plus fréquenté de la péninsule et associé plus tard à d’autres plateformes, tel le réseau social international Meetup.

Jouant sur le ras-le-bol populaire qu’inspire la «Casta» (titre d’un best-seller de ces années visant la corruption des élites politiques), le blog dénonce les abus des grandes entreprises aux dépens des petits actionnaires, la précarité dans le monde du travail et autres thèmes liés à l’environnement, au fil de campagnes virales jamais vues qui culminent en 3D, le 8 septembre 2007, avec les manifestations de masse, en de nombreuses villes italiennes, du Vaffanculo (V-Day) lancé par Grillo à la face des hommes politiques corrompus, réclamant plus précisément un «Parlement propre» – tout cela  à la surprise totale du sérail politique et des médias traditionnels qui n’ont rien vu venir…

Malgré son déclin, le Mouvement 5 étoiles aura bel et bien fait figure de laboratoire du populisme, dont Giuliano de Empoli montre à la fois la spécificité originale (sa façon de convoquer le «peuple du blog» par le parti-algorithme-ni-gauche-ni-droite, comme un avatar de la démocratie directe) et la réalité beaucoup plus équivoque, où la centralisation des données revient à servir le plan marketing d’une dyarchie (Casaleggio-Grillo) verrouillant la direction de la fourmilière. Le fils pragmatique de Casaleggio, Davide, geek de haut vol, se référera lui-même à l’organisation myrmicole du Mouvement, assurant en outre le suivi «merchandisé» du politique-business…

Exemplaires en tout cas: le couple du leader populiste jouant volontiers de provocation sans lésiner sur les «fake news», ainsi que l’ont illustré maintes fois un Matteo Salvini, un Donald Trump ou un Jair Bolsonaro, et du «spin doctor» ferré en matière idéologique et techno-scientifique, comme ceux qui ont boosté l’élection de Trump via Facebook  en testant quelque 5,9 millions de messages différents, contre les modestes 66’000 de dame Clinton…

Chats noirs et fantasmes formatés

Le numérique aide-t-il la démocratie directe ou n’en est-il que le simulacre faussement libérateur? L’exemple italien, et les révélations ambivalentes de la crise sanitaire mondiale, incitent à la réflexion de défense.

Dans la brillante conclusion des Ingénieurs du chaos, intitulée L’âge de la politique quantique, Giuliano da Empoli montre comment le numérique a permis de répondre à la colère réelle et aux frustrations multiples du grand nombre en donnant à chacun l’impression de faire partie d’une famille conviviale et d’être l’acteur privilégié d’un soulèvement historique, comme le prouve en flux continu son image sur Instagram ou TikTok.

A ce propos, sait-on pourquoi le nombre des chats noirs ou de pelage foncé a augmenté de façon vertigineuse dans les refuges anglais depuis l’apparition des smartphones? Réponse: à cause des selfies. Pas cools les chats sombres! Alors Empoli de préciser: «Sur l’ensemble du territoire national, les sujets de Sa Majesté occupés à se photographier de manière frénétique, comme tous les habitants de la Terre, rejettent en masse les chats les moins photogéniques. Mais les victimes de la culture du selfie ne se comptent pas que parmi les félins. A l’ère du narcissisme de masse, la démocratie représentative risque de se retrouver dans la même situation que les chats noirs».

Trop lente en effet, la démocratie directe à la manière des petits Suisses, trop occupée à trouver des compromis alors que la consommation est désormais l’affaire immédiate d’un clic. Et le vote secret: vraiment pas cool!

Tout tout de suite, mais jusqu’où?

«Reprends le contrôle !» aura été le slogan du Brexit, et Giuliano da Empoli d’y voir l’«argument principal de tous les mouvements nationaux-populistes, qui se fonde sur un instinct primitif de l’être humain». Dans la foulée on aura remarqué la libération explosive du langage et des gestes agressifs encouragés par les ingénieurs du chaos…

Sur quoi, passant du politique à l’intime, Marc Dugain et Christophe Labbé, dans L’Homme sans contact, poursuivent les observations de L’homme nu, détaillent la prise de pouvoir du numérique à la lumière de la pandémie, «divine surprise» pour une industrie qui en a bénéficié de façon obscène en trouvant l’occasion, par le confinement, le télétravail et le repli obligé sur le chez-soi, de contrôler plus étroitement la vie quotidienne de ses clients en lui fourguant loisirs à domiciles, séries à foison et prestations masturbatoires d’envergure mondiale – grave cool!

Cela étant, et contre toute attente, comme le relevait déjà Empoli, la crise sanitaire aura aussi libéré des forces positives en nous ramenant à la «case réel», où les lendemains du numérique seront peut-être moins roses que ne le promettent ses gourous surtout soucieux de profit.

C’est ce qu’on se dit aussi en découvrant, dans l’aperçu très fouillé de L’Enfer numérique de Guillaume Pitron, ce qui fonde tous les aspects du «réel» numérique: la réalité matérielle du moindre «like » et du nuage, le lien fantasmé entre numérique et écologie, la fuite en avant énergétique, les enjeux écologiques largement ignorés de la 5G, l’avenir des robots plus polluants que les humains, le déploiement de la «route de la soie numérique» par la Chine, la recherche future d’une souveraineté numérique européenne, etc.

Donc bonne lecture, jeunes gens de tous les âges, car j’ai à faire ailleurs: la robote tueuse Adrisa, figure centrale de la série de SF russe Better than us (2018), accueillie par Netflix malgré les censures actuelles, m’attend en espérant probablement que je la «like», mais la gueule d’ange de l’Avenir radieux du numérique est-elle fiable?


«Les ingénieurs du chaos», Giuliano da Empoli, Editions Gallimard, coll. Folio, 227 pages.

«L’Homme sans contact», Marc Dugain et Christophe Labbé, Editions de L’Observatoire, 220 pages.

«L’Enfer numérique. Voyage au bout d’un like», Guillaume Pitron, Editions Les Liens qui Libèrent, 351 pages.

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