La révolte du jean troué

Publié le 14 avril 2023
Les jeans destroy, ces pantalons volontairement troués, sont les témoins discrets des troubles intérieurs qui agitent des sociétés occidentales fatiguées.

Plutôt que d’acheter un nouveau pantalon, j’ai décidé de faire réparer le mien. Avec le temps, tout s’en va, oui, et l’usure a laissé paraître mon genou. La couturière m’a souri en disant: «Monsieur c’est le style du pantalon». J’ai à mon tour souri et j’ai insisté en disant non, le pantalon à la base n’était pas troué ou déchiqueté et ce n’est pas mon genre que d’acheter un pantalon troué!

Sans doute que vous aussi, dans la rue ou dans les transports, vous êtes surpris, choqué, interpellé de voir ces adolescents et adulescents (ce sont des adultes qui n’arrivent pas à tourner la page de l’adolescence), habillés comme s’ils venaient de passer un mauvais moment avec un gang mexicain. Je veux évidemment parler des pantalons qui posent parfois la question de leur utilité tant ils laissent paraître les jambes, des tibias jusqu’aux cuisses. Si le vêtement est le signe social de ce qui anime moralement une personne, plus le vêtement est déchiqueté, plus l’immoralité est-elle au rendez-vous?

Evidemment, au Moyen-Age, une bonne partie de la population laborieuse survivait en haillons ou en guenilles bien malgré elle, face à la noblesse soucieuse de représentation. Au XIXème siècle, Oscar Wilde avait saisi l’essence de la mode en considérant que c’est une chose si laide qu’il faut en changer tous les six mois. A la grande joie de l’industrie du textile qui a presque réduit cette période à deux semaines actuellement. Et la mode, en l’occurrence, a de la peine à trouver de l’inédit constamment. Alors elle recycle. Le jeans destroy comme il est appelé, est probablement né dans le tournant des années 1990 avec le mouvement grunge, dont le punk est issu. Kurt Cobain, le chanteur de Nirvana, est d’ailleurs le symbole d’une génération fatiguée par le confort. Après la chute du communisme, l’économie de marché est devenue la seule perspective disponible. Et Kurt Cobain s’est suicidé à 27 ans.

Alors qu’ils étaient de fabrication artisanale il y a trente ans, les jeans destroy font partie de ces pièces qui défilent sur les podiums de haute-couture au milieu de tant d’autres vêtements qui auraient autrefois eu leur place aux Brandons de Moudon ou de Payerne, tant ils relèvent de la fantaisie. La rue justement se transforme parfois en podium à l’heure où la tendance à l’affirmation des états d’âmes personnels comme la révolte permanente, corollaire d’une «customisation de masse», est rendue possible par les industriels. Viendrait-il à l’esprit par exemple d’un Bangladeshi ou d’un jeune Congolais, dont les existences sont vouées à la survie, de s’habiller avec des vêtements sciemment troués, déchiquetés? Au Bangladesh où des marques comme H&M, Tommy Hilfiger, GAP ou Zara font fabriquer des vêtements portés à l’autre bout du monde dans une frivolité absolue. A l’est de la République démocratique du Congo où beaucoup de jeunes de moins de 10 ans se retrouvent malgré eux dans les mines de coltran, de cobalt ou de cuivre, tous ces matériaux sans lesquels les nouvelles technologies ne pourraient continuer d’exister. Dans ces pays, la révolte est un luxe comme les états d’âmes personnels.

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