Le crédit social a-t-il vraiment débarqué à Bologne?

Publié le 8 juillet 2022

Une carte, qui traque le nombre d’ouvertures du conteneur pour les déchets non triés, est nécessaire pour jeter ses ordures à Bologne. Une des applications du SCW. – © Pawel Czerwinski via Unsplash

Comme signalé dans l’édition du 13 mai de BPLT, la ville de Bologne a annoncé l’expérimentation d’une application qui permettrait d’attribuer des points aux citoyens qui font le tri des ordures, utilisent les moyens de transports en commun, participent aux activités culturelles, et n’ont pas d’amendes. S’agit-il pour autant d’un système de crédit social comme celui qui a vu le jour en Chine? Nous sommes allés voir de plus près.

Lire l’article du 13 mai: Venu de Chine, le crédit social se répand en Europe


Techniquement l’application n’est qu’une convergence de systèmes existants

A première vue, le projet Smart citizen wallet (SCW) ne semble pas apporter de changement majeur. Max Bugani, membre  en charge de l’Agenda digital au sein de la Mairie (Giunta) de Bologne, nous explique que les quatre domaines concernés – ordures, transports en commun, culture, et ordre public – sont gérés par des entités dans la sphère d’influence de la Ville – respectivement Hera, Tper, BolognaWelcome et la police municipale. Dans les trois premiers domaines, les citoyens ont déjà à disposition une carte individuelle qui régule l’échange d’informations avec les gestionnaires. Chacune de ces cartes a le potentiel de fonctionner comme une sorte de carte de fidélité, permettant aux usagers de bénéficier de conditions particulières en cas de comportement jugé vertueux.

Ainsi, une carte est déjà nécessaire pour jeter les ordures dans les bennes de la ville. Vu que cette carte permet de vérifier combien de fois un usager ouvre la benne des ordures non-triées, on peut récompenser un petit nombre d’ouvertures. Il faut noter que – comme nous l’a précisé le Prof. Senzani, de l’Université de Bologne – il est légitime au vu du droit italien qu’une administration publique développe un système de bonus, qui soit fonctionnel à la réalisation d’un intérêt public. D’un point de vue technique il s’agirait donc juste d’une convergence de systèmes informatiques, vu que toutes les données informatiques nécessaires sont déjà accessibles par la Mairie. De plus, la Mairie veut développer l’application en interne, afin d’éviter que les données individuelles des usagers puissent être exploitées à d’autres fins. Pour cette raison, elle a refusé les offres des quelques grandes entreprises – allant de Microsoft à Cisco – qui se sont proposées pour effectuer le développement de l’application. 

Le rôle crucial du Garant de la protection des données personnelles

Pourtant, aussi inoffensive qu’elle puisse paraître, l’application ne pourra être déployée sans l’avis du Garant de la protection des données personnelles, une autorité administrative indépendante créée il y a 25 ans, et qui a par exemple entretemps été reconnue comme l’autorité de contrôle de l’application en Italie du Règlement général sur la protection des données (RGPD). Le Garant est en train en ce moment d’analyser la proposition de la ville de Bologne, et ne donnera un avis favorable au déploiement que si trois conditions sont vérifiées: l’usage de l’application ne sera pas obligatoire; l’application ne mènera pas à l’établissement d’un classement des citoyens suivant le nombre de points acquis à travers elle; l’application ne sera pas utilisée pour infliger des sanctions aux usagers. On voit donc que le SCW ne pourra pas évoluer vers un système de contrôle social à la chinoise. 

Un problème opérationnel: la Ville n’a rien à offrir en échange des points

Il n’y aurait donc ni de problèmes techniques, ni de vrais problèmes juridiques. Les problèmes sont plutôt d’ordre opérationnel, car la Ville n’a pas grande chose à proposer pour valoriser les points que les usagers de l’application gagneraient. Par exemple, l’idée de permettre d’utiliser les points pour payer des amendes ne résiste pas devant les analyses de la Cour des comptes, qui n’accepte pas que l’on sacrifie de l’argent public (les rentrées des amendes), en échange d’un comportement vertueux (effectuer le tri des ordures). Pour valoriser les points, la Mairie pense donc impliquer les commerçants de la ville, qui seraient libres de donner la valeur qu’ils souhaitent aux points gagnés par les utilisateurs de l’application. On ne comprend pas pourquoi des commerçants devraient participer à ce schéma d’échange, vu que la Mairie n’a pas explicité de mécanisme d’incitation, ni pourquoi les commerçants offriraient des rabais plus intéressants aux utilisateurs de l’application, qu’à leurs autres clients. Il semble donc qu’il manque encore quelque chose pour que le gentil coup de puce (nudging) de la Mairie pour amener à des comportements plus civiques soit vraiment efficace.  

La vraie question: à quoi bon tout ça?

Au vu de ce qui précède on est en droit de se demander quel bénéfice amène le SCW. Les usagers et les commerçants ne tireront probablement pas de vrais avantages de l’utilisation de l’application. Son déploiement risque d’accentuer l’isolement social de ceux qui ont une alphabétisation digitale insuffisante. De plus, il ne semble pas y avoir de mesures d’incitation prévues, qui soient destinées à ceux qui refuseraient d’utiliser l’application. Malgré ça il y a un réel engouement pour cette expérimentation. Les responsables de villes allant des Pays-Bas, à l’Espagne, en passant par l’Allemagne, ont contacté la Mairie de Bologne pour signaler leur intérêt dans l’opération. A Bologne-même différents acteurs veulent en être, comme la curie, qui aurait souhaité que par l’application soient valorisées les activités de bénévolat au profit de la collectivité. On en vient à penser que l’on se lance dans de telles expérimentations, parce que d’une part le classique système de sanctions a montré ses limites, et que d’autre part l’on fonde un grand espoir dans les méthodes de gestion de la chose publique, comme le nudging ou les contrôles électroniques d’accès, qui ont trouvé un large usage pendant les deux dernières années. En somme, on le fait parce qu’on peut le faire, et que c’est dans l’air du temps, sans consulter la population.

Parmi les personnes interrogées dans les rues et les magasins de la ville, un homme seulement nous a dit avoir entendu parler du projet SCW par une amie journaliste. En fait, après avoir reçu des explications rapides sur la chose, et avoir été informés des critiques émises de plusieurs parts, les personnes se rangent clairement en deux camps. Soit elles expriment leur approbation et souhaitent plus d’informations, soit elles relient le projet à la pratique de gouvernement de la gauche, qui serait d’après elles basée sur le contrôle. C’est peut-être ça le plus déroutant, que pour résoudre des questions liées au vivre-ensemble l’on se fie à un dispositif électronique, plutôt que de développer davantage le débat public. 

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