La voie de la non-violence selon Gandhi

Publié le 17 décembre 2021
Quand on pense à Gandhi, on pense au petit homme à lunettes dans sa toile de coton. On pense à une figure de sagesse. Parmi ses nombreuses thèses, et ses nombreuses actions de résistance politique, Gandhi met en avant le concept de non-violence. De quoi s’agit-il au juste? Comment nous l’approprier? Bref voyage dans ces questions, à l’aide du petit traité «La voie de la non-violence».

Pour le rappel historique, Mohandas Karamchand Gandhi naît en 1869 à Porbandar dans l’état du Gujarat, en Inde. Il vient d’une famille aisée, qui joue un rôle politique important pour son état. Il étudie le droit en Angleterre et devient avocat. Il est engagé pour travailler en Afrique du Sud et se voit confronté à une ségrégation qu’il n’avait pas connue jusqu’alors.

Ce rappel peut sembler banal. Il est en réalité fondamental dans l’engagement social et éthique de Gandhi; il est à la base de sa réflexion sur la non-violence. Comme il le raconte lui-même dans son traité La voie de la non-violence, extrait de son essai Tous les hommes sont frères, ses questionnements de jeunesse l’ont mené à ses combats d’une vie. Les combats extérieurs, autrement dit sociaux et au service de la collectivité, comme ses combats intérieurs, relatifs à sa propre discipline de vie.

Comme il le raconte, enfant, il a toujours été surpris voire révolté par la différence des castes en Inde. Notamment pour ce qui est des «intouchables», les serviteurs chargés des tâches impures, au plus bas de l’échelle sociale. C’est cette révolte d’enfance qui le mènera plus tard, tout en restant un fervent hindou, à ne plus considérer l’ordre des castes et même à le combattre.

Il raconte encore qu’adolescent il a été tenté par différents plaisirs, notamment ceux de la chair. Lorsqu’il est allé dans un bordel pour goûter aux joies du sexe et découvrir sa virilité, il écrit avoir été «comme frappé de cécité», sans plus pouvoir «articuler un son». Et la prostituée, attendant sur le lit, «ne tarda à s’impatienter et finit par me montrer la porte avec force insultes et injures», dit-il. Il interprète cette situation humiliante comme l’action de la Providence divine qui l’a sauvé à ce moment-là, comme à d’autres. Quoi qu’on pense de cet épisode aux traits un brin comiques, il faut passer par un profond travail sur soi, dans la maîtrise de ses pulsions, pour devenir une telle figure de sagesse.

L’épisode le plus marquant pour Gandhi reste celui de son voyage avorté en première classe. Fraîchement diplômé en droit, le jeune Gandhi décroche un poste en Afrique du Sud, alors une colonie britannique. Il voyage en train, en première classe. Il a son billet. Peu importe au contrôleur. Sa place est dans le fourgon, en tant qu’Indien. Il refuse de quitter sa place. Il finit par être expulsé du train par un agent de police.

A ce moment-là, il prend conscience de la profonde injustice qu’il a lui-même subie, alors qu’il a toujours été habitué à être traité en notable. Il s’engage donc dans une lutte pour le droit des Indiens en Afrique du Sud, et face à la répression policière, il a une autre prise de conscience fondamentale: la violence de ses compatriotes contre la police ne mène à rien. Il doit y avoir combat, oui, mais dans la non-violence.

La voie de la non-violence

En quoi consiste cette voie de la non-violence? Ecartons les idées qui sembleraient nous ramener à celle-ci alors qu’elles s’y opposent. Non, la non-violence n’est pas passive. Non, ce n’est pas le choix de la facilité. Non, la non-violence n’est ni démission, lâcheté ou faiblesse. Non, la non-violence n’est pas seulement l’apanage des saints et des sages.

La voie de la non-violence est un choix toujours courageux, souvent radical, parfois dangereux, accessible à tout un chacun. La non-violence, telle qu’elle est présentée par Gandhi, vient du principe hindou de l’ahimsa, en sanskrit, qui signifie littéralement «contre la nocivité». Dans la pensée indienne, l’ahimsa est généralement ramenée à la compassion et à la bienveillance.

Gandhi est le premier à avoir rendu ce principe universel. Il puise en effet des illustrations de la non-violence dans la pensée chrétienne en citant l’apôtre Paul qui, dans sa lettre aux Romains, invite à vaincre le mal par le bien.

Gandhi se réfère encore au sermon sur la montagne de Jésus, autrement connu sous le nom des Béatitudes, en énumérant les pauvres qui seront récompensés. Heureux les pauvres en esprit, heureux les doux, heureux les affligés, heureux les artisans de paix, heureux les persécutés pour la justice, etc. Ce sont tous ces profils, les plus petits, les plus pauvres, les plus défavorisés, les persécutés que Gandhi invite avant les autres au combat non-violent. Comme la figure de Jésus, Gandhi invite aussi à la grande épreuve spirituelle qui commande d’aimer son ennemi plutôt que de continuer à le haïr.

En somme, la voie de la non-violence selon Gandhi est un principe d’éthique pratique qui consiste à s’opposer à tout prix à la violence, sans nuire physiquement à personne. Les attitudes de l’humilité personnelle, du respect inconditionnel face à l’autre, d’accueil du prochain, de la compassion face à la souffrance d’autrui et de la soif de justice y sont intimement liées.

La voie de la non-violence n’est jamais une fin en soi. Elle est un moyen au service de la vérité. Viser et atteindre ce qui est vrai et bon pour soi comme pour une société toute entière, avec pour seule arme la non-violence. Tel est l’idéal gandhien.

On peut ajouter que la voie de la non-violence est difficile parce qu’elle demande, avant le service des autres, un chemin de découverte intérieure ardu, souvent dans la solitude, envers et contre l’opinion des autres. «J’ai toujours considéré que chacun devait agir selon sa propre conscience, même si les autres vous donnent tort. […] Le sentier de l’ahimsa, c’est-à-dire de l’amour, doit souvent être parcouru en toute solitude.»

La non-violence n’est pas qu’une idée, elle est une philosophie de vie à embrasser de toute sa personne, même au péril de sa vie, nous dit Gandhi. Il est en d’ailleurs mort, de ses idéaux, assassiné en 1948 par un nationaliste indien. Avant cela, il y avait eu des passages à tabac, la prison, l’humiliation. A quel prix? A quoi bon? Il a fortement contribué à redonner sa liberté au peuple indien, qui le considère comme Père de la Nation, et il a permis d’éviter nombre de conflits entre les hindous et les musulmans, malgré les tensions qui demeurent aujourd’hui encore. Il reste surtout un inspirateur pour tous les hommes de bonne volonté qui veulent bien s’intéresser, même en surface, à quelques-uns de ses écrits ou de ses idéaux.

La non-violence, ici et aujourd’hui pour nous

Evidemment, il ne faut pas tomber dans les recettes toutes faites des livres de développement personnel à trois sous. Non, lire un texte de Gandhi, lire un article sur lui ou même voir l’excellent film biographique Gandhi (1982) de Richard Attenborough ne change pas forcément une vie. En revanche, tout cela peut inspirer, oui.

La figure du sage indien inspire. L’homme est passé par l’abstinence sexuelle, par le jeûne, par la prière, par le tissage, par le nettoyage des latrines pour être lui-même attentif au sort des plus pauvres. Il s’est retiré dans la méditation pour trouver des solutions aux problèmes qui se présentaient lors des démarches pour l’indépendance de l’Inde.

Même si nous n’aspirons de loin pas tous à des pratiques aussi radicales que les siennes pour trouver un peu de sagesse dans nos existences, gardons à l’esprit qu’aucun combat en faveur de la justice, aucun engagement dans la société ne peut faire l’impasse sur un travail sur soi. Le leader politique, comme le syndicaliste ou le simple citoyen qui, à sa petite échelle, veut se battre contre telle ou telle autre injustice doit regarder avant tout en lui où il en est dans son éthique de vie personnelle, dans son propre rapport à l’injustice, au sein de son entourage le plus proche. 

Quant à la non-violence ici et aujourd’hui, elle nous invite à ne rien céder à l’injustice, sans pour autant entrer dans un rapport de violence avec autrui. Si, dans un différend entre amis, l’un est appelé à hausser la voix pour se faire entendre, il est avant tout invité à écouter l’autre et puis à s’empresser de rétablir la paix par le dialogue.

Tout cela peut paraître bien bête et bien banal, mais combien de conflits aurions-nous pu éviter en famille ou entre amis, si l’on avait écouté l’autre jusqu’au bout, quitte à ce qu’il ait tort sur toute la ligne, pour que d’une part il ait pu se vider de sa colère et que d’autre part on ait pu cerner la raison profonde de son amertume? 

Il ne s’agit pas de se laisser marcher dessus, mais d’éviter les conflits inutiles, pour autant qu’il y ait des conflits vraiment utiles. Une fois que l’autre a pu s’exprimer et qu’il n’a plus de propos de colère à débiter, il est d’autant plus facile de donner son avis, en s’efforçant de ne pas blesser l’autre inutilement, tout en étant entendu par lui.

La non-violence ne nous invite jamais à fuir, mais à nous retirer quand c’est nécessaire. En répondant par une colère furieuse à une colère encore plus furieuse, il n’y a pas de voie d’issue dans la paix. Que le plus sage des deux trouve le courage de se retirer de la discussion, pour revenir ensuite, plus calme, à des propos plus raisonnables, avec davantage de bienveillance, à une discussion orientée vers le pardon.

La non-violence dans nos vies d’aujourd’hui, avec toutes les divisions que nous connaissons sur les mesures covid, sur l’immigration, sur l’Europe, sur le langage inclusif, sur le féminisme, et j’en passe et des meilleures, nous invite à ne rien céder sur la vérité. S’efforcer, en tout honnêteté, en toute confiance à cerner ce qui est vrai et bon, quitte à renier tout ce que nous pensions jusqu’alors. La vérité rend libre, ce n’est pas qu’un principe chrétien, c’est un principe universel.

Une fois que l’on s’est sincèrement posé la question du vrai, il reste à suivre sa conscience et à ne céder ni au mensonge, ni au chantage, ni à la manipulation. Mais sans jamais s’abandonner non plus à la tentation de vouloir nuire à l’opposant. Même si lui nous nuit, n’entrons pas dans son jeu. Efforçons-nous de l’aimer dans ses blessures et ses faiblesses qui le poussent à être agressif envers nous. 

Passons, comme Gandhi, le temps qu’il faut dans la solitude, pour éviter qu’on nous nuise. Et si la paix est acquise en nos cœurs, ceux qui recherchent la paix viendront à nous. Gandhi, qui a connu tant d’opposants dans le peuple, tant de mépris des autorités, n’est-il pas devenu une figure mondiale de paix, le Mahatma – la grande âme – et même un ami pour nous ici et aujourd’hui à l’école de la non-violence?


Gandhi, «La voie de la non-violence», Gallimard Collection Folio Sagesses, 119 pages. 

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