Vive la pornographie pertinente!

Publié le 5 novembre 2017

© Eric K. / Patrick Morier-Genoud

Patrick Morier-Genoud publie huit nouvelles sexuelles et métaphysiques. Elles interrogent la sensation d’être en vie, la normalité, la solitude dans le couple. C’est cru, c’est vivant, c’est mélancolique et magnifiquement écrit: mais on dirait qu’en 2017, l’auteur qui choisit de dire le sexe reste suspect de non-littérature.

Liquidons d’emblée l’inexcitante question de la définition: si la pornographie consiste à représenter l’acte sexuel de manière explicite, Culs par-dessus têtes de Patrick Morier-Genoud est bel est bien un livre de nouvelles pornographiques.

Une fois qu’on a dit ça, on n’a rien dit. La pudeur journalistique voudrait que ce ne soit pas moi qui prenne le clavier pour l’expliquer: je ne suis pas critique littéraire et surtout, Patrick Morier-Genoud est cofondateur de Bon pour la tête. Mais il se trouve que récemment, mon camarade a été déculotté, suspendu par les pieds et fouetté en public sur le plateau des Beaux Parleurs (RSR La Première). La curée n’était que verbale, d’accord, mais l’atmosphère celle d’un tribunal du Moyen-Age. La coinvitée de Patrick Morier-Genoud, l’écrivaine Corinne Desarzens, s’est improvisée grande inquisitrice et autour d’elle, personne n’a ouvert la bouche pour prendre la défense du supplicié (seule timide exception: Claude Inga-Barbey a dit aimer une des nouvelles). Je ne peux pas exclure que tous avaient vraiment lu le bouquin et tous l’avaient sincèrement trouvé mauvais, mais j’en doute. Je pense plutôt que nous vivons une époque qui se croit audacieuse alors qu’elle est confite de bienséance. Et que personne n’a eu envie de prendre le risque d’y contrevenir en s’intéressant véritablement à ce livre.

Corinne Desarzens et Patrick Morier-Genoud, Les beaux parleurs, 15 octobre 2017 © Julien Audemars – RTS

Le sexe dans les têtes

Un beau livre plein de qualités. D’abord, il faut dire que la fiction n’y est pas un prétexte vite liquidé à parler de sexe, c’est le contraire: voici huit histoires très originales, souvent mélancoliques, parfois drôles, toujours surprenantes et pleines de retournements inattendus, dont le propos dominant est d’interroger la sensation d’être en vie, la normalité et la solitude dans le couple. Le sexe agit comme un révélateur, d’ailleurs, il est surtout présent dans les têtes. Et même, mentalement d’autant plus obsédant qu’il fait défaut dans la réalité, exactement comme dans le vraie vie. «J’ai treize ans. Je pense aux femmes et à leur nudité tous les jours, mais il me manque encore pas mal de renseignements», dit le narrateur dans Les voiles du temple, récit délicat des émois sexuels débutants d’un garçon jusqu’à sa première éjaculation. 

Et bien oui, à certaines époques de la vie au moins, une partie non négligeable des humains pense au sexe tous les jours. Que leur cinéma à fantasmes soit sur «on» ne les empêche d’ailleurs pas de conclure des fusions-acquisitions, d’aller promener le labrador retriever, de skyper avec leur femme enceinte: Patrick Morier-Genoud restitue avec talent le vertige de ce quotidien à double face, il remet le sexe au milieu du village de la vie. Il le fait d’ailleurs dans un esprit fondamentalement optimiste d’héritier du summer of love: même si certains de ses personnages flirtent avec des plans trash, on voit bien que pour lui, baiser reste fondamentalement le meilleur moyen que l’être humain a trouvé pour se reconnecter à l’essentiel et renouer avec la gourmandise d’exister. 

Comme dans Bonheur conjugal: on y compatit au sort de Claude, quadra mélancolique astreint à de pénibles visites en EMS à son père, atteint d’Alzheimer et à sa mère, qui s’est mis en tête de divorcer (on comprend pourquoi dans la chute, assez bouleversante). Ajoutez au tableau une sœur aigrie et moralisatrice. Alors, quand, entre deux étages de son éprouvant devoir filial, Claude s’éclipse dans le bureau de l’infirmière-chef pour s’envoyer en l’air avec cette opulente complice, on savoure avec lui la salutaire bouffée d’air frais (bien qu’adultère).

Des femmes désirantes

Mais la pornographie de Patrick Morier-Genoud n’est pas seulement pertinente, elle est aussi féministe. Dans Culs par-dessus têtes, les femmes sont activement désirantes. Pas des chattes en chaleur comme dans les films porno, pas des sentimentales qui cherchent l’amour-toujours sous la couette. Pas des conjointes accomplies qui sont allées chez le sexologue et qui ont pris leur pilule du désir. Des femmes curieuses et gourmandes, qui prennent les devants, quitte à dérouter leur interlocuteur. La plus inoubliable du livre n’est pas encore une femme: elle s’appelle Rachel, elle a neuf ans et quand le narrateur – son aîné d’un an – lui propose de devenir son bon ami, elle refuse mais demande à voir son zizi. Le fait est qu’elle s’est inventée, dans la forêt, un atelier de céramiste-naturaliste et elle a besoin d’un modèle masculin… les scènes où les deux enfants se découvrent et s’explorent avec leurs mains pleines de terre glaise sont d’une grâce infinie. Peut-être évoquent-elles avec un peu trop d’insistance un paradis perdu? 

Peut-être. C’est la seule faiblesse que je peux trouver au livre de Patrick Morier-Genoud: il pêche parfois par angélisme. Tenez: dans L’avenir? Qui s’en préoccupe?, il nous raconte l’histoire de Françoise, une prof de littérature et de théâtre qui tombe en désir non pas avec un élève, mais deux: deux jumeaux de 17 ans, un Apollon et son double, qui fascinent l’intellectuelle et troublent la femme guettée par le vieillissement. Car Françoise a 49 ans. Et quand ses deux jeunes amants lui apprennent qu’elle est, tous sexes confondus, en tête de la fuckable list des profs du collège, on est ravis pour elle. Mais on se dit que Patrick Morier-Genoud est en train de glisser imperceptiblement de la nouvelle porno au conte de fée.


Culs par-dessus têtes, huit nouvelles de Patrick Morier-Genoud illustrées par des gravures d’Erik K, Humus, 89p

Le site Lubric-à-Brac, du sexe mais aussi du cul


Précédemment dans Bon pour la tête

Corinne Desarzens est tout ce qu’elle rencontre. Sauf une endive, par Sonia Zoran

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