Publié le 20 janvier 2023

Cimetière monumental de Staglieno, Gênes. – © Faber1893 – CC BY-SA 4.0

2023 a commencé dans le silence pour moi. Six jours de retraite spirituelle dans un domaine prévu pour cela, la Villa Manrèse des jésuites où sont donnés leurs fameux «exercices spirituels». Dès l’entrée, une affiche demande de respecter le silence des retraitants. Le climat aurait pu être sombre et glauque, il était au contraire apaisant et lumineux. Halte aux bruits, halte aux bavardages. Récit et regard.

Si l’expérience du silence n’était pas le but de la retraite, elle en était pourtant une des conditions. Je n’en avais pas été informé au préalable. Je me réjouissais en fait de vivre une retraite dont je ne savais encore rien. C’est parfois mieux comme ça, de ne pas trop savoir dans quoi on se lance. J’arrive, tout pimpant, au matin à la Villa. Je vois l’affiche demandant le silence. En cinq minutes, on me souhaite la bienvenue, on me donne la clef de ma chambre, je monte, dépose mes affaires, et me rends dans la salle où les retraitants sont accueillis pour débuter l’aventure.

Au fur et à mesure des arrivées, quelques «bonjour» discrets cassent le silence dont je m’imprègne déjà. Tous installés à notre banc d’école, tous ponctuels. Cordialement reçus par deux accompagnateurs qui nous guideront tout au long de la retraite, nous sommes invités à nous présenter sans trop nous étendre. Tel jeune est étudiant, tel monsieur banquier d’affaires et chanteur lyrique, telle dame un peu agitée et tout ébouriffée, qui vient de prendre sa retraite et qui, pour fêter cela, participe à une retraite.

Après quelques points d’enseignements, nous sommes envoyés chacun à notre mission, c’est-à-dire se reposer, se promener, et méditer dans le lieu qui nous plaira des passages de la Bible qui nous seront fournis et brièvement présentés au quotidien. On nous conseille de recueillir les fruits de ce que nous vivons dans un petit carnet, le tout en respectant les horaires, les points de rendez-vous, et bien sûr le silence.

Premier point de rendez-vous: la salle à manger. Alors que dans ma maladresse habituelle, je me serais confondu en de ridicules politesses et en bavardages sociaux «mais non, je vous en prie, Madame, après vous» ou «cette soupe est délicieuse» et bien sûr «alors, qu’est-ce qui vous a amené à vivre cette retraite?», là je me tais. Tout le monde se tait. Nous passons à table. Chacun regardant son assiette, nous nous passons les plats. Nous mangeons.

Et là, en plus d’être mal à l’aise, je commence déjà à souffrir d’une douleur à la nuque. Ma tête, raide, reste baissée. Je regarde mon assiette, parce que je ne sais pas où regarder. A quoi bon regarder ceux qui mangent avec moi, nous n’échangerons pas de toute manière. J’ai fini mon assiette, et en attendant le prochain plat, je regarde au plafond. J’ai l’air bête. Alors je baisse à nouveau la tête. J’attends que ce repas se termine au plus vite. La première journée suit son cours. Je suis seul et passe mon après-midi à dormir. Un mal de ventre violent se joint à l’expérience, le tout accompagné d’une angoisse de ne pas savoir ce qui m’attend là tout en sachant ce j’ai laissé chez moi, à savoir du désordre, une montagne de travail, des mails en retard, des tristesses, des regrets, les soucis du quotidien.

Deuxième jour, et le silence de la maison débarrasse toute angoisse et laisse place aux chants des oiseaux, comme si c’était le printemps, et au calme dans mon corps et dans ma tête. Sans raconter le beau chemin spirituel accompli, parce que ce n’est pas le sujet et parce que je perpétue ainsi ce silence qui m’a fait tant de bien, la semaine a suivi son cours dans la jouissance du silence. Je n’ai pas parlé, je n’ai pas écouté, j’ai réduit l’utilisation de mon téléphone à dix minutes le matin et dix minutes le soir, et j’ai pu être présent à moi-même.

Pas besoin d’écouter sans cesse une musique, une émission, pas besoin de saluer sans cesse, de regarder les personnes. Pas besoin de se raconter, de jouer un rôle, de s’adapter à son interlocuteur, d’écouter l’histoire ou le sujet de conversation d’autrui. Pas besoin de partager, même une perle de la journée. Pas besoin de bavarder, même pour dire quelque chose d’intéressant. Pas besoin de réfléchir à ce qu’on va dire. Quel repos, ces repas en silence! Quelle paix me procurent ces journées sans bruit! Etre là pour soi, écouter son corps, écouter son cœur, et respirer. Respirer, lire, prier, marcher, s’exercer, manger, dormir, attendre: passer sa journée à un autre rythme, dans la simplicité.

Regard

Cette retraite est autant un privilège pour ceux qui peuvent la vivre qu’un temps à part, en somme en retrait – ce qui n’empêche que les semences d’une telle expérience germent au retour pour la vie normale. Passer une semaine en silence n’est d’ailleurs pas forcément souhaitable dans la vie quotidienne. Nul besoin du reste que cela se fasse dans une maison religieuse: un chalet, une cabane, un hôtel ou que sais-je feraient totalement l’affaire. L’important, c’est que le silence soit choisi et non subi. Et que le silence soit habité – de sens, de présence, de lectures… – et non vide.

Il faut rappeler que le silence peut être libérateur comme il peut-être emprisonnant; tout comme la parole peut édifier ou détruire. A force de dire ces dernières années sans cesse que la parole libère, on a oublié que la parole peut aussi être mensonge ou manipulation, qu’elle peut être aussi un verbiage qui veut remplir en vain un vide de sens; la parole peut être un venin, craché au visage d’autrui dans le seul but de lui faire du mal; et la parole peut être un bla bla assourdissant de phrases aussi automatiques qu’absurdes.

Le silence lui aussi peut tuer, toujours le silence subi qui impose un secret, le silence de la peur ou le silence de l’absence de communication. Il peut y avoir paradoxalement beaucoup de silence dans des paroles qui n’ont pas lieu d’être. Le silence c’est aussi la censure, celle de penseurs qui pensent mal, celle d’un peuple qui ignore et qui a peur, celle des lâches qui voient et ferment les yeux.

Bilan de l’histoire: réapprendre à vivre avec le silence, et cultiver un silence sain au service de la croissance. Un silence qui devient du reste aussi un rempart à la mondanité. Quel besoin de se raconter toujours, de se présenter toujours en disant son âge, son métier, ses passions, de s’exprimer sur tout et n’importe quoi sur les réseaux sociaux, d’écouter tout et n’importe quoi tout au long de la journée à longueur de playlists musicales et de podcasts? C’est bien de dire ce qu’on a sur le cœur, de partager avec les autres, de connaître de nouvelles personnes, d’écouter des enregistrements édifiants, mais n’y a-t-il pas des limites à cela? Garder pour soi a du bon aussi car toute parole n’est pas due à tout le monde. Et des joies ou des souffrances peuvent trouver un bon aboutissement sans pour autant qu’on les ait partagées à sa mère, son psychologue et son cousin.

Il en va aussi de l’indépendance affective et générale qu’il est urgent de retrouver dans nos sociétés d’hommes et de femmes qui ne savent pas tenir debout seuls, malgré l’individualisme ambiant. Mais ça, c’est le sujet d’un prochain article!

Renouer avec le silence, faire taire nos tentations de tout commenter et tout ragoter, et se consacrer à l’essentiel: bâtir un ouvrage, bâtir une famille, un couple ou un cercle d’amis, et bâtir sa vie.

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