Une distribution aussi rapide que possible mais aussi discrète que nécessaire

Publié le 31 mai 2020

Florence Shih, responsable de l’antenne lausannoise. – © Stephan Engler

Alors que les médias parlent d'un retour à la normale, des gens cherchent de la nourriture pour subvenir à leurs besoins élémentaires. L’antenne des Cartons du cœur, au centre de la ville de Lausanne, a ouvert à nouveau ses portes en donnant rendez-vous aux personnes démunies afin d'améliorer la distribution. C'est une bonne initiative de l'organisation mais qui résulte aussi d'un conseil émanant de la Ville de Lausanne qui avait exprimé son “inquiétude”. Reportage.

Le dernier jeudi du mois n’a pas été un jour annonçant un retour à la “vie normale” pour tous. Dans l’après-midi, Marcel*, l’un des premiers bénéficiaires d’un carton du coeur est arrivé avec ses sacs. Il a donné son nom et a présenté sa pièce d’identité à un des bénévoles. Après cela, il a reçu son carton et quelques autres sacs remplis de divers aliments, ainsi que des produits d’hygiène. Il rapportera à la maison des provisions d’une valeur d’environ 80 francs. «C’est exceptionnel. Je n’ai pu travailler que quelques heures à cause de la pandémie, c’est pourquoi j’ai demandé de l’aide», répond-il avec pudeur.

À gauche la responsable Florence Shih et les bénévoles Maria et Adama dans le stock. © Stephan Engler

C’est à une vingtaine de minutes de marche de la gare de Lausanne, derrière le bâtiment de la rue de Genève 77, que se trouve une antenne des Cartons du Coeur. L’association gérée de manière indépendante collecte des denrées alimentaires et les distribue aux personnes dans le besoin. La responsable de cette antenne lausannoise, Florence Shih, nous avoue que son antenne est la plus importante dans le chef-lieu vaudois. Elle reçoit des habitants de Lausanne, Prilly, Romanel et Jouxtens-Mézery. Actuellement, 45 personnes bénéficient des cartons de cœur distribués chaque semaine. Fermée pendant deux mois, l’antenne a repris la distribution des colis de nourriture en mai avec l’aide de la protection civile.

Une dame a appelé l’association parce qu’elle avait vu la protection civile livrer de la nourriture à sa voisine et elle voulait savoir si elle avait droit aussi aux cartons. 

Les bénévoles Christopher et Paul préparent les sacs. © Stephan Engler

Après la distribution porte-à-porte, ce jeudi a été le premier jour où le centre a planifié la distribution des cartons aux personnes dans le besoin, sur rendez-vous. Nombreuses ont été les personnes envoyées par les assistants des services sociaux de la ville. Ana*, qui vit en Suisse depuis vingt ans, originaire d’un pays d’Amérique du Sud, est seule à la maison car ses enfants sont bloqués dans un pays européen et ne peuvent pas rejoindre leur mère. Elle s’est retrouvée sans travail depuis deux mois. «Durant toutes ces années, c’est la deuxième fois que je prends un carton. La première fois, c’était quand ma fille venait de naître et que je n’avais pas de permis de séjour. Avec ce carton, je pourrai me nourrir pendant deux mois». La vie n’a jamais promis à cette femme plus que ce qu’elle a maintenant. Mais sans son amie, elle n’aurait jamais connu ce nouvel endroit.

La livraison des cartons se fait durant les trois heures et demie pendant lesquelles l’antenne est ouverte au public. Nous y avons entendu diverses histoires de vie. Avec néanmoins une seule requête: rester anonyme. La honte d’être considéré comme pauvre est présente pour tous.

Florence Shih, avant de fixer un rendez-vous, interroge chacun sur sa situation familiale et financière. Elle avoue qu’il n’est pas étonnant que nous trouvions parmi les nécessiteux de jeunes étudiants dans l’impossibilité de faire leur job à temps partiel à cause de la pandémie, des personnes âgées avec des retraites misérables ou des familles dans le besoin, monoparentales ou non, mais aussi des migrants récemment arrivés. La moitié des demandeurs sont d’origine étrangère, les autres sont des Suisses.

Personne n’a voulu lever le voile sur la précarité de nombreux habitants de nos villes jusqu’à l’arrivée de ce virus mondial, qui nous a tous concernés et a mis en lumière les inégalités.

Ici, ce n’est pas comme à Genève, avec ses longues files d’attente de gens qui attendent un sac de nourriture. Des personnes que la pandémie Covid-19 a exposées dans certaines villes et qui ont gonflé les chiffres du chômage et de l’aide sociale.

Cet après-midi, les visages évitent les regards des autres. Les demandeurs arrivent à l’heure, ouvrent les portes de leur voiture et reçoivent leurs cartons. D’autres arrivent à pied. Ils appellent un «taxi pirate» (quelqu’un qui se fait payer pour les ramener chez eux) ou si cela n’est pas possible, alors un ami viendra à leur secours pour les aider à transporter les vivres. La distribution est rapide et remarquablement disciplinée.

«J’ai appris que personne ici n’aime parler de pauvreté ou de criminalité. Les gens cachent une réalité qui leur appartient aussi», Sébastien* nous le dit avec un air de sagesse. L’image de la Suisse riche l’a amené ici il y a plus de trente ans. Dans quelques mois, il sera à la retraite. Mais il ne rentrera pas dans son pays, car toute sa famille est dispersée à l’étranger.

Jim Jackson, Président de l’antenne lausannoise des Cartons du Coeur,

apporte des aliments à un bénéficiaire. © Stephan Engler

Avant le jour de la réouverture, Florence Shih a reçu un appel de la responsable de l’aide sociale d’urgence à la ville de Lausanne, Eliane Belser. Au téléphone, celle-ci lui a exprimé son «inquiétude» concernant la logistique de distribution des cartons. La Ville de Lausanne a-t-elle craint qu’en dehors du centre, de longues files d’attente se formeraient comme à Genève? C’est l’impression que donne cette «inquiétude».

Selon Madame Belser, il s’agissait plutôt d’une réflexion en vue d’adapter la prestation afin de «s’assurer que la distribution respecte les règles d’hygiène, de distance sociale et l’absence de rassemblement. Et donc de réfléchir à adapter la prestation en mettant en place des moyens pour éviter justement des rassemblements de trop de bénéficiaires, des queues trop longues, ou trop de monde dans leur local».

Il faut dire qu’avant la pandémie, l’antenne accueillait deux fois plus de personnes et, par conséquent, la queue était toujours très longue. Lorsqu’en temps normal, les files d’attente étaient présentes, personne n’en était conscient. Maintenant que la presse du monde entier a diffusé les images de longues colonnes de personnes à la recherche de nourriture dans la ville de Genève, on s’inquiète. Comme l’a fait la Ville de Lausanne. Mais qui veut-on protéger? L’image de la ville ou la santé des pauvres?

Jeudi dernier, Florence avait déjà inscrit 20 personnes pour la semaine suivante. Il y a 25 autres personnes qui pourront être encore aidées. Si la protection civile continue à apporter les cartons, d’autres encore pourront être aidées et la distribution sera plus efficace. La responsable de l’aide sociale d’urgence, Eliane Belser, a précisé que si la Protection civile a été indispensable durant ces premiers mois de la période de pandémie, «tout le personnel de la protection civile sera désengagé de l’ensemble de ses missions au plus tard à la mi juin dans le canton de Vaud».  

Avec ou sans file d’attente, des centaines de personnes sont en droit d’exprimer leurs besoins de se procurer de la nourriture. Et la discrétion ne peut pas aider ces personnes à sortir de l’impasse.


L’antenne des Cartons du coeurs de la rue de Genève 77 à Lausanne reçoit une aide financière par le biais de dons privés. Une fois par mois, l’antenne a un stand de récolte soit dans une Coop soit dans une Migros. Les dons des clients à la sortie des succursales participent aussi à la distribution des cartons. Mais ces derniers mois, la coopération a été bloquée en raison de la pandémie. Par contre, l’aide reçue de la Centrale alimentaire de la région (CARL) n’a pas cessé. La CARL est subventionné par la Ville de Lausanne et distribue environ 500 tonnes de denrées alimentaires et de produits d’hygiène chaque année à une trentaine d’associations et d’institutions travaillant dans le domaine de la précarité à Lausanne et dans le grand Lausanne.


 * Prénoms d’emprunt

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