Un amour de tendre chair parmi «Les flammes de pierre»

Publié le 4 mars 2022
Si l’alpinisme n’a guère inspiré de chefs-d’œuvre, en matière littéraire, il compte nombre d’écrits très estimables, au nombre desquels le dernier roman de Jean-Christophe Rufin ajoute la dimension d’une belle initiation amoureuse.

Les amateurs de littérature alpine en conviendront: alors que la mer a ses grands écrivains, du Melville de Moby Dick au Conrad de Typhon, et malgré le fait qu’un Ramuz ou un Giono touchent par la bande à l’univers montagnard: l’on ne saurait dire qu’un Roger Frison-Roche, malgré la qualité de son Premier de cordée, un Samivel en historien au grand talent d’aquarelliste, ou un Georges Sonnier non moins attachant, pas plus que les meilleurs alpinistes-écrivains – de Louis Lachenal et Lionel Terray à Gaston Rébuffat ou Walter Bonatti –, aient jamais atteint les sommets (!) de la littérature. 

Pardon aux passionnés d’alpinisme pour le tour un peu pédant de cette introduction, mais le thème n’est pas académique: il est abordé, dès les premières pages de Flammes de pierre de Jean-Christophe Rufin, par une cordée de grimpeurs en train d’escalader la filiforme Aiguille de la République, à l’aplomb de Chamonix, surplombant la mer de glace et face au plus flamboyant décor de pics (les Drus, les Grandes Jorasses et la Dent du Géant, notamment), et ça discute donc entre relais et rappels alors que la nuit tombe…

Il y a là l’auteur lui-même, un certain Sylvain dont le nom est célèbre au titre d’étonnant voyageur, la descendante d’un Chamoniard fameux et leur guide qui se mêle avec fougue à la conversation, jusqu’au moment où ce début de récit, «juste sympa», se transforme soudain en roman après l’apparition d’un personnage dont le regard fascine l’auteur, au prénom de Rémy. En fin de volume, Jean-Christophe Rufin dévoile un peu de ce qu’il doit, lui le grimpeur amateur, à deux de ses amis alpinistes de haut niveau (Philippe et Patrick Gabarrou, modèles des frères protagonistes du roman) et à Sylvain Tesson – cela pour ancrer la fiction dans la réalité, etc. 

Or ce Rémy, plus ou moins inspiré par le Patrick «réel», devient le protagoniste d’une double initiation, ou plus exactement d’une initiation à double «entrée», aux plaisirs de la montagne et aux délices et aux dangers de l’amour, ou inversement… 

Une Love story semée d’embûches

Avant de rencontrer Laure, Rémy était une sorte de guide play-boy frimeur et tombeur de clientes, style gigolo des cimes. Avec son frère Julien, ouvreur de voies de classe internationale, il alliait haute compétence technique et charme personnel, très beau mec et prônant la «montagne-plaisir». 

Sur quoi paraît Laure, toute de beauté elle aussi et de grâce dans ses mouvements, mais à la fois distante, un peu mystérieuse et, contre toute attente, imposant son ascendant sur le joli macho, lequel reste certes initiateur en matière de virées alpines et de grimpe mais se trouve non moins «bluffé» par cette nouvelle amante à certains égards inatteignable (elle «fait» à Paris dans la haute finance) qui éclipse toutes les autres et lui fait découvrir soudain ce que c’est que d’être amoureux et ce que c’est que d’être jaloux…

Va-t-on basculer dans le genre du roman-photo à clichés «téléphonés»? Ce serait mal connaître Jean-Christophe Rufin, dont ses lecteurs savent la profonde intelligence du cœur humain – acquise sur le terrain «humanitaire», précisément – et la générosité rayonnante, mais aussi la foncière santé et la lucidité, qui se manifeste ici par l’alternance des «minutes heureuses» passées en haute montagne – avec des évocations d’une plasticité remarquable, touchant à la poésie – et les malentendus cuisants et autres épreuves de la relation amoureuse. Un aspect très intéressant du roman tient alors au fait que la relation de Laure et Rémy s’affermit pour ainsi dire «par défaut», alors qu’il restent longtemps séparés, jusqu’à ce que la vérité de leurs sentiments triomphe de divers accidents, mais n’en disons pas plus…

Au miroir de la montagne

Comme il en va de la mer et du désert, la montagne, et plus spécifiquement l’alpinisme classique –même si la grimpe extrême en participe –, est un révélateur à de multiples égards, de la montagne-beauté à la montagne-péril, la montagne-défi ou la montagne-conso, la montagne des gens qui y vivent et celle qu’ont «inventée» les Anglais (entre autres) ou que visitent les Japonais – tout cela que le roman de Jean-Christophe Rufin évoque sans disserter, par le truchement de personnages très bien campés. Un moment très significatif: quand  Rémy, autocentré jusque-là comme souvent les cracks monomaniaques, se reproche de rester cloîtré dans sa haute vallée et décide de surprendre Laure à Paris, jusqu’à être tenté de s’y installer.

Pour Laure, que Rémy assimilait d’abord aux belles bourgeoises parisiennes en mal d’extases ou de frissons alpins, et qui sort en réalité d’un milieu modeste, la montagne est la prolongation des défis sociaux qu’elle a dû relever en tant que femme; et d’autres personnages modulent d’autres façons de «vivre» la montagne, dont la présence parfois écrasante (entre tempêtes subites et chutes de pierres) est rendue avec beaucoup de force par l’écrivain. 

Bref, avec le clin d’œil des connaisseurs qui feront remarquer à Jean-Christophe Rufin qu’on ne peut voir les Aiguilles dorées du seuil du refuge d’Orny (mais la confusion des noms, s’agissant de la cabane du Trient, est peut-être un autre clin d’œil de l’auteur lui-même), la lecture de Flammes de pierre est un vrai bonheur immédiat, fort d’une très riche psychologie et d’une connaissance éprouvée du double sujet traité, ouverte ensuite à la réflexion autant qu’à la rêverie – miroir et fenêtre sur le monde.


«Les flammes de pierre», Jean-Christophe Rufin, Editions Gallimard, 355 pages.

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