Tout un avenir pour y repenser

Publié le 27 août 2021
Rare superproduction hollywoodienne qui s'adresse vraiment à des adultes, «Reminiscence» mêle science-fiction et film noir dans une dystopie où les humains cherchent à fuir dans le passé un présent angoissant. Une merveille de cinéma réflexif qui est pour une fois l'œuvre d'une femme, Lisa Joy, par ailleurs belle-sœur de Christopher Nolan.

«La nostalgie n’est pas près de passer de mode» constate le héros et narrateur Nick Bannister (Hugh Jackman), vétéran d’une longue guerre frontalière relocalisé dans une Miami à moitié submergée du futur. L’avenir indéterminé dans lequel s’inscrit le récit de Reminiscence n’est pas rose? Plus que jamais, le passé y est devenu une valeur refuge, dans laquelle s’est justement reconverti Bannister: avec son ancienne compagne d’armes Watts (Thandiwe Newton), il exploite une nouvelle technologie qui permet à leurs clients de revivre les meilleurs moments de leur passé (projetés sous forme d’hologrammes pour leurs «guides», avant de se transformer en véritables flash-back à notre intention). Mais comment éviter l’addiction dès lors que tout semble n’aller que de mal en pis? Et comment ne pas y succomber soi-même lorsque le grand amour se présente puis vous échappe?

Bien mieux que La Belle époque de Nicolas Bedos et son horizon trop franchouillard, Reminiscence se présente comme une formidable machine réflexive qui, au-delà de son récit apparent, parle donc aussi de cinéma et de notre rapport aux images: leur pouvoir de séduction et de consolation, l’accès qu’elle donnent à d’autres consciences et points de vue, le plaisir et le danger des clichés mais aussi leur fond de vérité… Auteure de ce film «high concept» singulièrement ambitieux, Lisa Joy a pu le développer pour le grand écran grâce au crédit gagné en co-créant avec son mari Jonathan Nolan la série à succès Westworld (2016, d’après une idée de feu Michael Crichton). Et le résultat est bluffant, surtout de la part d’une néophyte dans l’art de la mise en scène! Depuis Strange Days de Kathryn Bigelow (1995), on n’avait plus vu ça, et ce n’est sans doute pas un hasard si ce nouveau film emprunte un certain nombre d’idées à ce fameux prédécesseur: les souvenirs-rêves visualisables, la découverte d’une machination, le héros tiraillé entre deux femmes.

Orphée et Eurydice version «film noir»

A partir de là, s’agissant de mémoire, Reminiscence plonge encore plus loin dans celle du cinéma en invoquant le «film noir» d’antan (de Adieu ma jolie à Vertigo via Chinatown et la version studio de Blade Runner), moule narratif indépassable dès lors qu’il s’agit d’évoquer la corruption du monde et les amours qui s’y abîment fatalement. C’est sans doute là que se jouera votre appréciation du film, qui semble avoir déjà déplu à une majorité de la critique. A retravailler des modèles passés, entretemps devenus des clichés, le film ne parvient en effet plus vraiment à susciter d’émotions directes. Fondé sur tout un imaginaire romantique qui n’a plus guère cours aujourd’hui plutôt que sur le bon vieux processus d’identification, le scénario est à la fois terriblement complexe, très écrit et cousu de fil blanc. Mais pour le cinéphile plus ou moins au fait, ce seront là autant de qualités. Des choix qui permettent d’aller droit à l’idée, elle aussi porteuse d’émotions, la plus belle et explicite étant encore la référence au mythe d’Orphée.

Mais avant de parvenir à ce cœur du film, quelle vision! Rien que la plongée d’ouverture sur Miami sous les eaux vaut déjà le détour, et l’apparition de Rebecca Ferguson en sublime «lounge singer», le prix du billet. L’actrice suédoise dont tout le monde était tombé amoureux dans Mission Impossible 5 – Rogue Nation retrouve enfin ici un rôle digne de son pouvoir de fascination. De sorte que sa disparition ultérieure plonge le spectateur dans un état de détresse proche de celui de Nick, dès lors prêt à suivre la mystérieuse Mae jusqu’en enfer pour la retrouver. Une «femme fatale» retorse et manipulatrice ou une simple victime? Une telle dichotomie reviendrait à oublier que ce film est écrit et réalisé par une femme, qui n’a pas que des tours dans son sac mais aussi un vrai point de vue à défendre sur cette question. Et ce dernier passe tout autant par le deuxième personnage féminin de Watts, auquel Thandiwe Newton (de Westworld, autrefois la perle noire de Jefferson à Paris de James Ivory et Shanduraï de Bernardo Bertolucci) parvient elle aussi à conférer une profondeur insoupçonnée.

Plus fortes que Cameron et Nolan?

La suite transforme notre héros loser en une sorte de détective privé de plus en plus hanté. Dans une chronologie déconstruite, elle passe par des visites aux bureaux de la procureure générale (qui ne dispose que d’une version plus primitive de la technologie déjà mentionnée, projetant des images rectangulaires en noir et blanc…); un voyage à La Nouvelle-Orléans où Nick est confronté à un caïd sino-américain qui deale des drogues plus dures; puis la piste d’un richissime entrepreneur de Miami qui a su profiter de la crise climatique, abandonnant son épouse et une jeune maîtresse à leurs rêves de grandes amoureuses délaissées. Tout ceci pour faire émerger une appréciation plus réaliste des rapports entre les sexes, indissociables du pouvoir économique. Au passage, deux scènes d’action virtuoses tentent bien de séduire les spectateurs moins concernés – probablement en vain si l’on en croit le dépit des premières réactions glânées sur Internet. Qu’il est difficile de satisfaire à la fois un public cultivé et celui des multiplexes!

Un film aussi foisonnant et plastiquement réussi pourrait-il donc ne plaire à personne? On ne veut pas le croire, même si son discours fataliste sur les addictions de tout un chacun peut déplaire. De même que Strange Days dialoguait clairement avec les films de James Cameron, Reminiscence entre en écho avec ceux de Christopher Nolan (pensez Memento et Inception), parmi les plus populaires du moment. Et ici comme là, la comparaison n’est pas forcément en défaveur de la touche féminine, qui parvient à fusionner déjà vu et avancées spectaculaires. Quand Rebecca Ferguson chante divinement «Where or when» ou Thandiwe Newon fait la preuve de sa résilience, ce sont des femmes fortes que l’on admire tandis que le héros mâle et musclé se débat en vain, pour finir par reconnaître et s’abandonner à son rêve d’arrêter la fuite du temps.


«Reminiscence», de Lisa Joy (Etats-Unis, 2021), avec Hugh Jackman, Rebecca Ferguson, Thandiwe Newton, Cliff Curtis, Daniel Wu, Marina De Tavira, Brett Cullen, Angela Sarafyan. 1h56

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