Tous jaloux des artistes?

Publié le 19 mars 2021

Une salle de spectacle sans spectateurs. Les artistes parlent-ils aujourd’hui dans le vide? – © DR

Les artistes se retrouvent pour le moins seuls à faire entendre leur voix en ces temps Covid qui les privent de la plupart de leurs moyens d’expression autant que de leur public.

Un récent sondage de la Taskforce Culture romand montre que 43% des acteurs culturels romands craignent devoir «changer de profession» à cause de leurs difficultés financières: ce chiffre qui aurait dû alarmer le public ne provoque qu’un poli haussement d’épaule. De nombreux artistes expliquent depuis de longs mois avoir dû renoncer à tout ou partie de leur passion pour s’engager, qui dans une administration, qui dans l’enseignement, qui dans la communication, qui dans la vente, l’entreprise ou n’importe quelle autre activité qualifiée alors par eux d’«alimentaire»: on ne se bouscule pas pour défiler dans la rue avec eux.

C’est regrettable, mais explicable.

Ce que le discours des artistes présente comme une forme de déchéance par rapport à leur activité artistique, un déshonneur, une punition qu’ils n’ont pas mérité, est de fait le lot de la population dans son ensemble.

La plupart des gens ont un travail qui les occupe la journée, pour lequel ils reçoivent un salaire, et une ou des passions personnelles, parfois dans le domaine artistique, qu’ils pratiquent et cultivent le soir et le week-end. La plupart des gens adoreraient avoir plus de temps pour s’adonner qui à la peinture, qui à l’écriture, qui à la musique. La plupart des gens adoreraient être payés pour cela.

Faire de sa passion une profession

Dans le fond, la plupart des gens sont jaloux de ces artistes qui ont le culot de vouloir faire de leur passion leur profession. Et lorsqu’un méchant virus vient rappeler les dures lois de l’économie de marché en temps de crise, c’est avec un regard mêlant la pitié à une vilaine petite Schadenfreude que le public considère ces hommes et ces femmes qui soudain se retrouvent dans un boulot «alimentaire» plutôt qu’en train de cultiver la qualité de leur expression personnelle. Les voilà finalement obligés de redescendre sur terre, de se mettre au niveau de leur public, eux qui ont voulu se prétendre au-dessus des métiers «alimentaires» de l’immense majorité, qui ne peut que se sentir humiliée lorsque certains laissent entendre qu’être comédien, plasticien ou écrivain est plus noble qu’être prof, ouvrier, animateur d’atelier d’écriture ou serveur dans un bar. Les artistes ne souhaitent-ils justement pas que leur art soit aussi «alimentaire», leur permettant de manger et payer les factures? Et ces artistes effrayés de devoir peut-être changer de profession descendent-ils dans la rue pour s’offusquer lorsque les imprimeurs, les typographes, les forgerons, les paysans, les horlogers, les postiers, les journalistes doivent envisager de changer de métier à causes des difficultés financières de leur branche?

Renforcer le lien entre une société et ses artistes

Nous pouvons travailler avec les artistes à un monde où la création, les talents, les compétences et le travail qu’elle suppose soit valorisée, autant qu’une langue ou que la maîtrise de logiciels de comptabilité. Nous pouvons espérer qu’un jour proche, l’activité artistique ne figure pas seulement à la ligne «loisirs» de nos CV. Nous pouvons renforcer le lien entre une société et ses artistes. Nous pouvons tendre vers un revenu de base universel. Nous pouvons construire une société où les entreprises recrutent des salariés non seulement dans des postes commerciaux, manuels ou techniques, mais aussi pour des postes créatifs, où le fameux Quotient Emotionnel soit réellement pris au sérieux, où la production artistique s’achète et se vend comme le reste, sans fausse pudeur, sans devoir justifier du fait qu’elle demande autant de labeur qu’une paire de chaussures ou un cervelas. Un monde, de fait, qui banalise la création artistique, en fait un domaine professionnel comme les autres − pourquoi pas à chaque entreprise son artiste, comme elle a sa chargée de communication ou sa responsable RH, soit une personne en charge de l’esprit créatif dans l’entreprise, de la flexibilité, de l’ouverture d’esprit, de l’esprit de poésie et du talent personnel? C‘est à ce prix que les artistes trouveraient une stabilité professionnelle qui leur manque aujourd’hui. A condition qu’eux-mêmes cessent de parler de métiers «alimentaires» pour qualifier tout ce qui n’est pas digne de leur personne et se placer, ainsi, consciemment ou non, au-dessus du lot.

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