Sextoys, publireportage et (un peu de) politique, le cocktail jeune de Konbini

Publié le 18 mars 2019
Une envie de parler à sa génération et une certaine résignation à l’encontre du mode de consommation de l’actualité d’aujourd’hui: c’est ce que je retiendrai de ma rencontre avec Antoine Multone, rédacteur en chef du bureau veveysan de Konbini: un média qui réussit à captiver les jeunes, réputés se détourner de la presse. La recette? Beaucoup de pragmatisme face à l’omniprésence des réseaux sociaux et un cocktail controversé entre journalisme et publireportage.

A ses origines, le site Konbini est un média de pop culture. Avec son design coloré, ses sujets «pop» et le ton résolument «jeune», ce sont les 16-30 ans qui sont ciblés. Basé sur des «verticaux» (le nom donné aux «rubriques»), le média touche les «consommateurs et consommatrices» majoritairement au travers des réseaux sociaux: la page Konbini «move it move it» s’intéresse par exemple au sport, celle qui se nomme «biiinge» aux séries ou encore «cheese» à la photographie.

En 2017, le concept évolue pourtant. L’actualité fait son apparition sous le label Konbini news. Pendant la campagne présidentielle française, le site se lance dans le traitement de sujets société et surtout politiques. Toujours à sa façon, en tentant d’intéresser la catégorie qui semble le moins se préoccuper de ces thèmes grâce à des formats nouveaux, dynamiques, courts. Les vidéos «speech» (une prise de parole de quelques minutes face caméra de personnalités politiques ou non ici par exemple de Jean Ziegler) voient le jour. L’arrivée de la nouvelle star du journalisme Hugo Clément achève la transformation. Connu majoritairement pour ses sujets au Petit Journal puis à Quotidien, il annonce vouloir «faire du reportage incarné, traiter de l’actualité (…) et faire du vrai journalisme».

Sextoys, cannabis, gaming (et élections fédérales)

Aujourd’hui, Konbini se targue d’avoir 150 millions de visiteurs uniques par année sur le Web et les réseaux sociaux. Des chiffres dus à la présence accrue du média sur différentes plateformes de diffusion (nouvellement aussi sur Snapchat) et à l’ouverture de rédactions à l’international: en Angleterre, aux Etats-Unis, au Mexique, au Nigeria et en Suisse.

Le bureau de Vevey, où j’ai rencontré Antoine Multone, actuel rédacteur en chef, traite de la Suisse, sous toutes les coutures. La «verticale» helvète, créée en juillet 2017 démarre gentiment: «On peut compter environ à 3 millions d’utilisateurs non uniques en une année», annonce le trentenaire qui s’est formé à la RTS. Ce jour-là, les trois derniers articles publiés parlaient de l’ouverture de la Migros à la vente de sextoys, de l’utilisation du cannabis dans des EMS et d’un jeu dissimulé dans l’application des CFF. On est plus du côté de «infotainment» que de l’info pure.

Konbini Suisse va-t-il aussi s’intéresser aux grands thèmes politiques 2019? «Certainement, répond Antoine Multone, mais il s’agit de trouver des angles qui touchent les jeunes.» Pour les élections fédérales, la petite rédaction veveysane compte se concentrer sur la pauvreté, le climat et les questions de genre, de sexualité et plus généralement des minorités. L’enjeu sera ensuite de trouver des «formats spécifiques» à Konbini qui permettront de montrer la diversité d’opinions dans une Suisse fédéraliste aux acteurs nombreux.

Une dépendance aux réseaux sociaux

Si la manière de présenter l’information est très variée chez Konbini (vidéos, textes, reportages, interviews, humour, etc.) le critère prioritaire est l’adaptation 1) à son public 2) à son canal de diffusion. Ce ne sont plus les lecteurs et lectrices qui s’adaptent au média, c’est le média qui doit coller au public et à sa manière de «consommer l’actu». Selon la formule bien connue des analystes, le véritable rédacteur en chef, c’est le clic: Antoine Multone assume cette nouvelle réalité.

Concrètement, ce qui fait les frais de cette nouvelle donne, c’est la surprise. Dans un journal traditionnel (papier ou Web), les lecteurs et lectrices se promènent dans le titre au gré des pages et des rubriques. Ils et elles peuvent ainsi être confrontés à des articles qui les sortent de leur zone de confort.

Les algorithmes des réseaux sociaux et des moteurs de recherches proposent une tout autre logique: au travers des clics ou des «likes» répétés sur un média le système de calcul informatique guide systématiquement les lecteurs et lectrices vers des articles «qui pourraient leur plaire»: c’est-à-dire, au bout du compte, vers ce qui leur a déjà plu dans le passé. Les conséquences de ce mécanisme sont souvent résumées sous l’appellation de «bulle filtrante» des réseaux sociaux. 

«La nouvelle diversité de la presse, c’est la diversité des algorithmes»

Konbini a bien un site internet. Mais il très peu fréquenté, car l’essentiel se passe ailleurs: la majorité de ses consommateurs et consommatrices sont sur les réseaux sociaux, le média joue à fond le jeu des plateformes qui utilisent les algorithmes.

Antoine Multone ne ménage pas ses critiques face aux réseaux sociaux. Non, il ne soutient pas les logiques de ce monde-là. Mais en même temps, il s’y résigne: si c’est la seule manière de parler à sa génération, il veut bien appréhender cette collaboration «tout au plus comme une contrainte» et non comme une perte de liberté.

«L’humain est paresseux, analyse-t-il, un peu fataliste. Il aime qu’on lui montre ce qu’il veut voir. Oui, c’est parfois frustrant. Mais dans tous les cas, on ne peut pas le forcer à porter de l’attention sur ce qui ne l’intéresse pas. Ce qu’il nous reste à faire, c’est diversifier les plateformes. Utiliser Facebook, Instagram, Twitter, Snapchat, mais aussi les agrégateurs d’informations Google Actu, Apple News ou encore Flipboard.»

En d’autres termes, la nouvelle diversité de la presse, c’est la diversité des algorithmes? Le rédacteur en chef acquiesce d’un sourire crispé.

Si c’est gratuit, c’est vous le produit

Konbini affiche toutes les apparences du succès. Antoine Multone affirme que le média est dans les chiffres noirs. Néanmoins l’opacité sur les résultats financiers est une pratique habituelle dans la presse. A Konbini Paris, on n’a d’ailleurs pas daigné me répondre sur l’état des comptes.

Aborder le sujet financement n’enthousiasme pas particulièrement le chef de la «verticale suisse». Il s’en occupe peu: «Les décisions sont prises à Paris», m’explique-t-il. Le site est gratuit et tire ses revenus de la publicité, du «brand content» et des «natives advertising». En bon français: de la publicité et du publireportage sous forme numérique. Le mélange de contenu rédactionnel et publicitaire, une pratique qui fait bondir les consœurs et confrères soucieux d’éthique, mais qui se répand depuis quelques années jusque dans les titres les plus prestigieux.

Dans le cas précis de Konbini, il est certain que les revenus publicitaires sont liés au fort trafic que génèrent les publications du média. Plus il y aura de personnes touchées par le contenu éditorial, mais également par la mise en valeur de certaines marques – et le bât blesse lorsqu’il n’y a pas une différenciation claire des deux – plus les entreprises seront intéressées à investir dans du contenu brandé.

La question est donc primordiale: le rapport d’interdépendance entre le média, son canal de diffusion (majoritairement les réseaux sociaux) et les marques permet-il réellement de faire du «vrai journalisme», comme le déclarait Hugo Clément en 2017? Ou n’est-ce pas précisément au prix de l’indépendance journalistique que le succès se construit dans les médias émergents de type Konbini? Mais peut-être l’heure est-elle à la résignation et le véritable choix est le suivant: un journalisme du clic plutôt que pas de journalisme du tout.

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