Pieter de Hooch, peintre à l’infinitif

Publié le 27 mai 2022
Le XVIIème siècle est celui de l’âge d’or de la peinture hollandaise. A cette époque, dit-on, dans cette république calviniste, cette toute première démocratie capitaliste, chaque Hollandais possédait au moins un tableau chez lui. D’où l’incroyable développement d’un marché de l’art déjà spéculatif, commerce de luxe pour un mercantilisme triomphant et l’arrivée massive d’une nouvelle sorte de tableaux, ceux dans lesquels, comme chez Pieter de Hooch, il ne se passe rien.

Ces tableaux-là sont remplis de pavements astiqués, d’armoires pleines de linge plié et parfumé, de jardins tirés au cordeau, d’arrière-cours propres en ordre. Pas d’émotion, pas d’histoire, tout au plus un vague sourire, ce qui importe, ce qui compte, c’est de bien garder ses distances. Aucune promiscuité. Jamais de familiarité! 

Le salut, la grâce

La petite bourgeoisie d’affaire était l’armature de cette république hollandaise qui hébergeait le marrane Spinoza et qui accueillit le rationnel Descartes. Le salut catholique dépend des œuvres, de ce que nous faisons, le salut réformé dépend de ce que l’on est, ce salut est un bien immérité, une grâce. A partir de cela la question du mode de vie, c’est-à-dire de la quotidienneté de nos actes, devient absolument essentielle. Etre calviniste, c’est croire en la prédestination, ce qui implique le fait que, lorsque l’on est peintre, on ne représente que ce que la nature offre aux yeux, qu’on montre le monde sans vraiment en privilégier une partie plutôt qu’une autre. 

Pieter de Hooch est né en 1629 et mort vers 1684. Il appartient donc à cette constellation totalement unique de peintres hollandais, Vermeer, Rembrandt, Franz Hals et compagnie, qui ont surgi et disparu à un moment unique de l’histoire des Provinces Unies, à ce moment où la Hollande se libérait de la domination de l’Empire espagnol. Mais alors que Rembrandt, par exemple, a fait fantasmer des dizaines d’auteurs de toutes nationalités, de toutes esthétiques, sensibilités et opinions politiques, de l’ultragauche aux nazis, personne n’a jamais songé à raconter la vie de Pieter de Hooch, nous apprend André Scala, l’auteur de cet essai. Eh oui, il a connu, comme son compatriote, Vermeer, une très, très longue période d’oubli complet. Pendant un siècle ou deux, on l’a considéré comme étant un pâle imitateur des grands maîtres qu’il avait croisés de ci de là. On possède aujourd’hui de lui 160 tableaux et pas un seul dessin. Cet essai nous apprend, entre autres, que s’il était grand coloriste, il n’était pas très doué en tant que dessinateur.

Peinture de genre

Ce peintre de genre représente, en toute simplicité sur ses toiles, des gens absolument comme tout le monde et ceci à destination d’un public de gens tout aussi absolument comme tout le monde. Oui, chez notre Calimero de la fortune critique, il n’y a jamais rien d’ostentatoire. Il peint ce que tout le monde voit, il peint comme si voir peignait, il est une tautologie, il peint pour peindre, il peint comme on astique un plancher, comme on plie des draps avant de les ranger dans une armoire. Il peint comme on travaille, il ne fait pas de l’art pour l’art, il gagne sa vie. 

Delft

A l’époque, Delft comptait entre 25 et 30’000 habitants et avait la réputation d’être la ville la plus propre de Hollande. C’est là que de Hooch peint ses meilleures toiles. Netteté et dignité, réserve et imposante gravité, les vertus de membres locaux de la guilde de Saint-Luc sont également la marque de fabrique de son art.

Au milieu des pavements, carreaux, parquets et enfilades de colonnes latérales, dans les peintures de de Hooch règne une atmosphère, des habitudes, et il y vit comme une troupe de théâtre prise dans ses routines, pas d’histoire. Il y a toujours cette femme au nez un peu aquilin, un enfant palot, chafouin et un peu fripé et une jeune fille aux joues roses et pleine d’espoir dans la vie. Si à Harlem, où il est né, il était proche de la vie militaire et de ses trivialités, si à Amsterdam, où il finira ses jours, il était plus lié à la vie mondaine, peignait des scènes dites alors à la française, des concerts, des réunions, s’il y travaillait vite et à la commande, produisant une centaine d’œuvres dans cette période amstellodamoise, c’est à Delft qu’il fut le plus près de la vie quotidienne, le plus près de l’essence même de sa pratique. 

L’espace

Un tableau de Pieter de Hooch se reconnaît à 25 mètres, nous assure André Scala. Il y a toujours quelque chose derrière, plus loin que ce que l’on croit, que ce l’on voit, un emboitement de cadres, une enfilade de pièces, des pièces qui donnent sur une cour qui donne sur un canal qui donne sur l’autre rive qui donne sur une maison dans laquelle il y a quelqu’un qui est en train de lire une lettre et qu’on aperçoit par une fenêtre entrouverte. Face à ces toiles, nous avons l’impression qu’il n’y a pas de surface, que nous sommes aspirés dans une infinie spirale et tous ceux qui se sont intéressés à lui, les Pierre Francastel et les Elie Faure, l’ont reconnu: qui contemple une peinture de Pieter de Hooch s’y retrouve aspiré, en est enveloppé avec l’impression qu’il y a plus d’espace que ce que l’on peut y voir et que toute vérité y est atmosphérique.

En outre, au-delà de ses variations géométriques, de Hooch aime aussi le jeu des couleurs, jeu qui leur gagne une indépendance vis-à-vis des choses. Il y a, par exemple, un thème assez courant chez lui: un verre rempli d’un liquide et tendu vers le soleil, motif purement optique, la lumière devenant spectacle, la couleur existant enfin en soi et pour soi, indépendamment de toute autre considération. Il trace des chemins de couleurs chaudes, de couleurs qui vont se vider, comme on vide un évier, dans du bleu, dans du froid, dans une dynamique éblouissante, vertigineuse, parsemée de lignes d’infini et ceci jusqu’au point où ces lignes finissent par s’infinir l’une l’autre.

Les corps

Chez de Hooch, les corps ne sont pas sculptés par l’action mais par ce qu’ils sont en train de voir, par les yeux, et il n’y a jamais de regard dirigé frontalement vers le spectateur mais plutôt à droite, à gauche, en oblique. On ne sait pas très bien ce que les personnages voient. Ils ont un regard totalement absent, distrait, les yeux dans le vague, dans le vide, un regard perdu. Ces regards donnent l’impression d’évaser le tableau vers nous, qu’entre nous et le tableau, il y a un espace et que cet espace n’est pas le nôtre. Maints de ses tableaux offrent une échappée sur une pièce voisine, un couloir, une cour ou un jardin, sont toujours à la recherche de ces fameux passages par des cadres, portes, porches, fenêtres et trouées, de plus en plus étroits dans le lointain.

On verra rarement chez lui, comme chez Vermeer, une dentellière attentive, concentrée sur son ouvrage. Si, malgré tout, il y a de l’attention, ce sera une attention sans concentration volontaire et qui ne se substitue pas à l’action — il aime montrer des actions qui nécessitent de l’immobilité: peser, viser, scruter, verser, tenir en équilibre, attendre… Lever son verre donc pour y contempler les effets de lumière. Et c’est comme cela que ce champion des arrière-cours offre une parcelle d’éternité dans l’instant qui passe, dans le momentané.

Le dimanche de la vie

Donc la population du pays des digues veut retrouver dans ses tableaux la coquette propreté de ses villes, de ses maisons, de ses meubles, de ses ustensiles familiers, y jouir de sa paix domestique, des parures honorables de ses femmes et de ses enfants, de l’éclat si fameux de ses fêtes municipales, écrit Hegel, qui dit aussi de la peinture hollandaise qu’elle est l’éternel dimanche de la vie et que ce peuple contemplatif, avec son amour pour les choses en apparence si insignifiantes et la fraîcheur toujours en éveil de son œil et l’immersion concentrée de l’âme toute entière en ce qu’il y a de plus clos et de plus limité, pratique une peinture où s’allie, en même temps, la plus haute liberté de composition et la conscience infiniment scrupuleuse de l’exécution.


«Pieter de Hooch. Un peintre à l’infinitif», André Scala, L’Atelier contemporain, 160 pages.

S’abonner
Notification pour
0 Commentaires
Le plus ancien
Le plus récent Le plus populaire
Commentaires en ligne
Afficher tous les commentaires

À lire aussi

Une société de privilèges n’est pas une société démocratique

Si nous bénéficions toutes et tous de privilèges, ceux-ci sont souvent masqués, voir niés. Dans son livre «Privilèges – Ce qu’il nous reste à abolir», la philosophe française Alice de Rochechouart démontre les mécanismes qui font que nos institutions ne sont pas neutres et que nos sociétés sont inégalitaires. Elle (...)

Patrick Morier-Genoud
Accès libre

Comment les industriels ont fabriqué le mythe du marché libre

Des fables radiophoniques – dont l’une inspirée d’un conte suisse pour enfants! – aux chaires universitaires, des films hollywoodiens aux manuels scolaires, le patronat américain a dépensé des millions pour transformer une doctrine contestée en dogme. Deux historiens dévoilent cette stratégie de communication sans précédent, dont le contenu, trompeur, continue (...)

Respirer une fois sur deux avec Alain Huck

C’est une des plus belles expositions en Suisse cet été, à voir jusqu’au 9 septembre au Musée cantonal des Beaux-Arts (MCBA) de Lausanne. Alain Huck propose une promenade dimensionnelle à travers les mots et la pensée. Miroir d’un état du monde terrifiant, son œuvre est néanmoins traversée de tendresse, histoire (...)

Michèle Laird

Le cadeau de Trump aux Suisses pour le 1er Août

Avec 39 % de taxes douanières supplémentaires sur les importations suisses, notre pays rejoint la queue de peloton. La fête nationale nous offre toutefois l’occasion de nous interroger sur notre place dans le monde. Et de rendre hommage à deux personnalités du début du 20e siècle: Albert Gobat et Carl (...)

Jean-Daniel Ruch

Voyage en vélo à travers la Bulgarie (3 et fin)

Six cents kilomètres séparent Sofia, la capitale, de Velik Tarnovo, au centre-nord de la Bulgarie. En dix-sept jours de vélo, du 17 mai au 3 juin, j’ai découvert un pays attachant et d’une richesse culturelle insoupçonnée. Dans ce troisième et dernier chapitre, je vous propose, entre autres, de rencontrer des (...)

Roland Sauter

Voyage en vélo à travers la Bulgarie (2)

Six cents kilomètres séparent Sofia, la capitale, de Velik Tarnovo, au centre-nord de la Bulgarie. En dix-sept jours de vélo, du 17 mai au 3 juin, j’ai découvert une richesse culturelle insoupçonnée: les fresques des tombeaux thraces, vieux de 24 siècles, un stade et un théâtre romain parfaitement conservés et (...)

Roland Sauter

Voyage en vélo à travers la Bulgarie

Six cents kilomètres séparent Sofia, la capitale, de Velik Tarnovo, au centre-nord de la Bulgarie. En dix-sept jours de vélo, du 17 mai au 3 juin, j’ai découvert une richesse culturelle insoupçonnée: les fresques des tombeaux thraces, vieux de 24 siècles, un stade et un théâtre romain parfaitement conservés et (...)

Roland Sauter

Faut-il vraiment se méfier de Yuval Noah Harari?

La trajectoire du petit prof d’histoire israélien devenu mondialement connu avec quatre ouvrages de vulgarisation à large spectre, dont Sapiens aux millions de lecteurs, a suscité quelques accusations portant sur le manque de sérieux scientifique de l’auteur, lequel n’a pourtant jamais posé au savant. D’aucun(e)s vont jusqu’à le taxer de (...)

Jean-Louis Kuffer

La responsabilité de Staline dans les millions de morts soviétiques de la Seconde guerre mondiale

La victoire, en 1945, de l’Armée rouge, avec une guerre qui a fait plus de 27 millions de morts soviétiques, a permis à Staline, s’étant nommé «généralissime», de parader en uniforme blanc et de passer pour un grand chef de guerre aux yeux du monde entier. Miracle de la propagande. (...)

Marcel Gerber

Des Nymphéas au smartphone

Premier film de Cédric Klapisch présenté à Cannes en 35 ans de carrière, «La Venue de l’avenir» ne marque pas tant un saut qualitatif que la somme d’une œuvre à la fois populaire et exigeante. En faisant dialoguer deux époques, la nôtre et la fin du 19e siècle des impressionnistes, (...)

Norbert Creutz

Deux écrivains algériens qui ne nous parlent que de l’humain

Kamel Daoud, avec «Houris» (Prix Goncourt 2024) et Xavier Le Clerc (alias Hamid Aït-Taleb), dans «Le Pain des Français», participent à la même œuvre de salubre mémoire en sondant le douloureux passé, proche ou plus lointain, de leur pays d’origine. A l’écart des idéologies exacerbées, tous deux se réfèrent, en (...)

Jean-Louis Kuffer

La république américaine entre dans sa phase Marius et Sylla

Dans la Rome des années 80 avant JC., les rivalités entre Marius, chef inclusif mais vieillissant de la faction populaire, et Sylla, riche jouisseur attaché aux valeurs traditionnelles à la tête des oligarques marquent le début du lent déclin de la République romaine. Toute ressemblance avec des personnages connus d’une (...)

Guy Mettan
Accès libre

Dans l’Antiquité les femmes pouvaient exister autrement que comme épouses

Les visiteurs du site de Pompéi ne pensent pas souvent à regarder au-delà de l’enceinte de la cité. Pourtant, une fois franchies les portes de la ville, on découvre nombre de sépultures qui racontent la société d’alors, et en particulier la place accordée aux femmes.

Bon pour la tête

Histoire et instrumentalisation du concept de «civilisation judéo-chrétienne»

En France comme en Israël, des démagogues plaident aujourd’hui pour la défense de la «civilisation judéo-chrétienne». Ils relancent ce faisant un débat vieux de deux siècles sur les liens entre judaïsme et christianisme. D’abord nourri par la laïcisation des sociétés européennes, puis par la montée du nazisme, ce débat l’est (...)

Bon pour la tête

Le chant du monde selon Hodler et la griffe de Vallotton

A voir absolument ces jours en nos régions: deux expositions denses de contenu et de haute volée qualitative, consacrées respectivement à Ferdinand Hodler et quelques «proches», et à Felix Vallotton graveur sur bois. Où la pure peinture et le génie plastique subliment, pour le meilleur, toute forme d’idéologie esthétique ou (...)

Jean-Louis Kuffer

L’art jubilatoire et jaculatoire d’Armand Avril

A 99 ans, l’artiste lyonnais expose ses nouvelles créations à la galerie RichterBuxtorf de Lausanne. Des chats et des chattes, et aussi des palmiers à la forme sans équivoque. Diverses techniques sont utilisées – peinture, collages, encre… – et les supports sont d’anciens sacs de farine ou des pages de (...)

Patrick Morier-Genoud