Paris: les manifs paradoxales des anti-pass

Publié le 3 septembre 2021

Bouclage du quartier Saint-Michel à Paris: l’Etat montre ses muscles. – © M.F.

Paris, 21 août 2021, place du Châtelet. La manif va se mettre en place. Je sirote un dernier café sur une terrasse à moitié vide ou à moitié pleine, c’est selon. J’ai présenté mon pass, je suis vacciné.

Mais le p’tit gars vacciné que je suis se pose des questions. Comment un pays de liberté comme la France peut-il interdire à quelqu’un qui a envie de faire pipi de prendre un café en terrasse pour pouvoir se soulager dans les toilettes de l’établissement? Cette mesure est-elle proportionnée au risque sanitaire qu’on met en avant pour la justifier? Qu’ont à craindre les vaccinés puisqu’ils sont vaccinés? Quant aux non-vaccinés, ne peut-on pas les laisser assumer le danger qu’ils courent à refuser le vaccin plutôt que de les mettre en marge de la société? Bien des questions sur les libertés propres à se faire allumer par les aficionados du «tout sanitaire», questions cependant que même certains convaincus du bien-fondé vaccinal – comme moi – se posent. Autrement dit – et en ne parlant bien sûr que de l’Europe qui a un taux de vaccination élevé –, on est en droit de se demander si cet «apartheid» vaccinal ne serait pas plus politique et opportuniste que sanitaire?

Alors j’ai voulu aller voir sur place. Non pour trouver réponse à mes questions, non pour vociférer des dogmes haineux (il y en a déjà tellement), mais pour sentir une ambiance… et profiter des musées vides dans cette belle ville désertée par ses habitants (tous à la plage) et par les touristes étrangers (tous restés chez eux). Pour participer à ma première manif aussi, une expérience dont j’ai envie et dont je redoute l’éventuelle violence, genre petite appréhension qu’on a avant un saut à l’élastique tout en sachant qu’on ne risque pas grand-chose.

La manif qui fait pas peur

Peu de monde au départ, quelques centaines de personnes. Les manifestants sont calmes, sympathiques, bien dans leur peau. Quelques fragiles et délicieuses mémés indignées parsèment le cortège. Pas mal de jeunes aussi, qui semblent là en promenade estivale. Pas de casseurs, pas de cagoules. Pas de police non plus. Une organisatrice m’explique: «Il y a quatre cortèges, ça divise les forces de l’ordre.» Elle a raison, notre cortège «Paris pour la liberté!» est jugé peu dangereux. Nous ne sommes pas politiques, nous ne sommes pas Gilets Jaunes, nous ne sommes pas l’extrême-droite. Ils concentrent leurs forces ailleurs. Nous serons encadrés par un policier en scooter. C’est une image, j’aime bien les images. A Londres, j’aurais dit un bobby à cheval. Les consignes de départ sont claires, rassurantes: «Soyez pacifiques, jamais agressifs, nous voulons être irréprochables!»; «Respectez la police, les journalistes aussi!»; «Nous manifestons pour la liberté, pas contre les vaccins; nous manifestons contre le pass, contre la division, contre la ségrégation!» Les CRS ont raison de ne pas nous craindre. J’avais tort avec ma poussée d’adrénaline anticipatrice.

Pancarte au goût surréaliste: son porteur a oublié de masquer le verso. © M.F.

Notre cortège passera par la très chic rue de Rivoli, frôlera la pyramide du Louvre, déambulera sur le quai Mitterrand, traversera le Pont-Neuf, remontera Saint-Germain, puis Saint-Michel, et aboutira place Edmond-Rostand, au bord du jardin du Luxembourg, devant le Sénat. Nous serons quelques milliers à l’arrivée. Puis assez rapidement, après un peu de violence verbale tout de même – «qu’un sang impur abreuve nos sillons!» –, la troupe se dispersera.

La manif qui fait peur

Je m’installe alors à une autre terrasse, sur cette place de l’auteur de Cyrano, pour siroter un autre café, profitant une autre fois de ce privilège incroyable qui m’est accordé de m’asseoir à l’air libre. C’est ce que réclament mes compagnons d’un instant. Ce simple droit élémentaire leur est refusé. «Vous voulez boire un verre d’eau? — Allez le boire chez vous!»

Mais ça n’est pas fini. Une surprise m’attend. Je vois se mettre en place, très tranquillement, très lentement, trois cars de CRS qui bloquent l’avenue devant le café où je me trouve. Ils se mettent en épi, en travers de la route. Puis arrive un camion-canon-à-eau. Puis 16 fourgons de police qui bloquent le boulevard Saint-Michel, 16 autres la rue Soufflot, 4 rangs de 4 fourgons dans les deux cas. Plus personne ne passe. Ça fait déjà 35 fourgons, il y en aura au final plus de cent. Pas loin d’un kilomètre de cars de police et de CRS si on les met bout à bout. Les gyrophares bleus tournent, nous encerclent, ambiance de scène de crime hollywoodienne. Les CRS débarquent, par centaines, quelques-uns fusils à flashballs en bandoulière. Le quartier est bouclé! Je me demande ce qui se passe et réalise que j’assiste à l’encadrement de l’arrivée d’un autre cortège, celui des Gilets Jaunes. Et eux, ils font peur!

Leur cortège arrive, sa tête est encadrée par un cordon de CRS de chaque côté, qui marchent avec eux comme les œillères accompagnent le cheval. Le but est le même: éviter que le cortège ne dévie de l’itinéraire prévu. La manif, encadrée, entre dans la nasse installée pour la contenir. Tout est calme.

Les Gilets Jaunes sont détendus, dignes, peu d’excités (qui d’ailleurs peinent à se faire entendre). Après un temps de discours modérés, la foule commence à se disperser, tranquillement. Les gens voudraient rentrer chez eux, mais voilà, le quartier est bouclé. Plus personne ne passe. Le ton monte, les esprits s’échauffent, et je comprends comment une manif peut dégénérer.

Un policier qui me barre la sortie, boulevard Saint-Michel, répond à mes questions. On ne leur a pas encore coupé la langue. «Pourquoi m’empêchez-vous de passer? — On veut éviter les attroupements. — Et c’est en empêchant les gens de sortir que vous évitez les attroupements? — On veut éviter les attroupements hors de l’enceinte qu’on contrôle.  — Et on fait comment pour sortir? — Vous pouvez sortir rue Soufflot. — Une seule sortie possible? — Oui. — Et vous pensez que c’est la meilleure façon d’éviter le risque d’attroupement à la sortie de l’enceinte? — On applique les ordres.» Je n’en saurai pas plus.

© M.F.

Un peu de distance

Tant de moyens pour si peu de danger. Etait-ce une opportunité d’exercice pour eux, un rodage de leurs tactiques? avaient-ils vraiment peur de débordements? voulaient-ils montrer leurs muscles? Je traîne encore un peu dans les parages, regarde la nasse se vider petit à petit, renonce à quelques pas perdus impossibles au jardin du Luxembourg, grilles verrouillées, gros cadenas, jardin tristement vide un samedi après-midi ensoleillé. Enfin, moi aussi je rentre chez moi, en passant par la rue Soufflot, seule ouverture d’un ballon de baudruche qui se dégonfle en faisant pschitt. Perplexe.

Je ne pense personnellement pas que le pass soit une mesure sanitaire très efficace, en tout cas pas dans les restaurants, musées et sur les terrasses; mais je garde prudence et réserve: ils sont déjà bien trop nombreux les lanceurs d’oukases. En revanche, je peux conclure cet article en citant un conseiller ministériel (propos rapporté dans Valeurs Actuelles du 23 juillet): «Ça va être primauté aux vaccinés et vie de merde pour les non-vaccinés.» Et ça, c’est parfaitement réussi!

Pour terminer sur un sourire, deux photos volées lors de mes balades collatérales dans les musées.

Regard réprobateur d’une statuette vaccinée (musée des Arts Premiers du quai Branly). © M.F.

Regard réprobateur d’une femme responsable lisant Le Figaro (entendez par-là vaccinée) sur l’insouciance coupable de la jeunesse (photo Henri Cartier-Bresson au musée Carnavalet). 

S’abonner
Notification pour
0 Commentaires
Le plus ancien
Le plus récent Le plus populaire
Commentaires en ligne
Afficher tous les commentaires

À lire aussi

Politique

A confondre le verbe et l’action, on risque de se planter

De tout temps, dans la galerie des puissants, il y eut les taiseux obstinés et les bavards virevoltants. Donald Trump fait mieux. Il se veut le sorcier qui touille dans la marmite brûlante de ses colères et de ses désirs. Il en jaillit toutes sortes de bizarreries. L’occasion de s’interroger: (...)

Jacques Pilet
Philosophie

Notre dernière édition avant la fusion

Dès le vendredi 3 octobre, vous retrouverez les articles de «Bon pour la tête» sur un nouveau site que nous créons avec nos amis d’«Antithèse». Un nouveau site et de nouveaux contenus mais toujours la même foi dans le débat d’idées, l’indépendance d’esprit, la liberté de penser.

Bon pour la tête
Politique

Les fantasmes des chefs de guerre suisses

Il arrive que le verrou des non-dits finisse par sauter. Ainsi on apprend au détour d’une longue interview dans la NZZ que le F-35 a été choisi pas tant pour protéger notre ciel que pour aller bombarder des cibles à des centaines, des milliers de kilomètres de la Suisse. En (...)

Jacques Pilet
PolitiqueAccès libre

PFAS: un risque invisible que la Suisse préfère ignorer

Malgré la présence avérée de substances chimiques éternelles dans les sols, l’eau, la nourriture et le sang de la population, Berne renonce à une étude nationale et reporte l’adoption de mesures contraignantes. Un choix politique qui privilégie l’économie à court terme au détriment de la santé publique.

Philosophie

Les biais de pensée de la police, et les nôtres

Pourquoi, à Lausanne, un policier a-t-il aimablement serré la main du chauffard qui avait foncé délibérément dans une manifestation propalestinienne? Au-delà des polémiques politiques, il s’agit sans doute avant tout d’un de ces biais cognitifs comme nous en avons tous.

Patrick Morier-Genoud
Politique

L’identité numérique, miracle ou mirage?

Le 28 septembre, les Suisses se prononceront à nouveau sur l’identité numérique (e-ID). Cette fois, le Conseil fédéral revient avec une version révisée, baptisée «swiyu», présentée comme une solution étatique garantissant la souveraineté des données. Mais ce projet, déjà bien avancé, suscite des inquiétudes quant à son coût, sa gestion, (...)

Anne Voeffray
Politique

Démocratie en panne, colère en marche

En France, ce n’est pas tant le tourniquet des premiers ministres et la détestation de Macron qui inquiètent, c’est le fossé qui se creuse entre la société et le cirque politicien, avec son jeu d’ambitions qui paralyse le pays. Le tableau n’est guère plus réjouissant en Allemagne, en Grande-Bretagne, en (...)

Jacques Pilet
Politique

Le voyage chahuté d’Ursula

Il est fait grand bruit autour d’une fable alarmiste, d’un incident minuscule lors du vol de la présidente de la Commission européenne entre la Pologne et la Bulgarie: la perturbation du GPS attribuée à la Russie et facilement surmontée comme cela est possible sur tous les avions. Quasiment rien en (...)

Jacques Pilet
EconomieAccès libre

Nos médicaments encore plus chers? La faute à Trump!

En Suisse, les médicaments sont 50 à 100 % plus coûteux que dans le reste de l’Europe. Pourtant, malgré des bénéfices records, les géants suisses de la pharmaceutique font pression sur le Conseil fédéral pour répercuter sur le marché suisse ce qu’ils risquent de perdre aux Etats-Unis en raison des (...)

Christof Leisinger
Politique

Le trio des va-t-en-guerre aux poches trouées

L’Allemand Merz, le Français Macron et le Britannique Starmer ont trois points communs. Chez eux, ils font face à une situation politique, économique et sociale dramatique. Ils donnent le ton chez les partisans d’affaiblir la Russie par tous les moyens au nom de la défense de l’Ukraine et marginalisent les (...)

Jacques Pilet
PolitiqueAccès libre

Microsoft s’enrichit sur le dos des Palestiniens

Selon des révélations étayées par des sources issues de la multinationale américaine et des services secrets israéliens, un cloud spécial a été mis en place pour intercepter les communications de millions de Palestiniens. Des données qu’Israël utilise pour mener sa guerre de représailles ethniques dans la bande de Gaza et (...)

Bon pour la tête
Politique

La géopolitique en mode messianique

Fascinés par le grand jeu mené à Anchorage et Washington, nous avons quelque peu détourné nos regards du Moyen-Orient. Où les tragédies n’en finissent pas, à Gaza et dans le voisinage d’Israël. Où, malgré divers pourparlers, aucun sursis, aucun accord de paix ne sont en vue. Où un nouvel assaut (...)

Jacques Pilet
PolitiqueAccès libre

Pourquoi les Etats-Unis n’ont-ils pas encore interdit TikTok?

L’an passé, le congrès américain a décidé que le réseau social devait être interdit s’il restait en mains chinoises, ceci afin d’éviter que les données des étatsuniens soient récupérées par Pekin. Il s’agissait prétendument d’une question de «sécurité nationale». Mais le président Trump a pour la troisième fois reporté l’interdiction, (...)

Urs P. Gasche
Politique

Les Européens devant l’immense défi ukrainien

On peut rêver. Imaginons que Trump et Poutine tombent d’accord sur un cessez-le-feu, sur les grandes lignes d’un accord finalement approuvé par Zelensky. Que feraient alors les Européens, si fâchés de ne pas avoir été invités en Alaska? Que cette hypothèse se confirme ou pas, plusieurs défis controversés les attendent. (...)

Jacques Pilet
EconomieAccès libre

Comment la famille Trump s’enrichit de manière éhontée

Les deux fils du président américain viennent de créer une entreprise destinée à être introduite en bourse afin de profiter de subventions et de contrats publics de la part du gouvernement fédéral dirigé par leur père.

Urs P. Gasche
Politique

Trouver le juste cap dans la tempête

La tornade qui, en Europe, s’est concentrée sur la Suisse nous laisse ébaubis. Le gros temps durera. Ou s’éclaircira, ou empirera, selon les caprices du grand manitou américain. Les plaies seront douloureuses, la solidarité nécessaire. Il s’agira surtout de définir le cap à suivre à long terme, à dix, à (...)

Jacques Pilet